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Illustration: La Guerre des boutons-L2 Chap3-4 - Louis Pergaud

La Guerre des boutons-L2 Chap3-4


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-10-26

Lu par Christophe
Livre audio de 33min
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Feuilleton audio - Livre 2 - Chapitres 3 et 4(26 Chapitres)
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Photo: abac077 - Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Musique: Mystery March


La Guerre des boutons

Louis Pergaud


La comptabilité de Tintin

Il est vrai que j'ai donné, depuis que je suis arrivée, d'assez grosses sommes : un matin, huit cents francs ; l'autre jour, mille francs ; un autre jour, trois cents écus.

Lettre de Mme de Sévigné à Mme de Grignan. (15 juin 1680.)


Tintin, dès son arrivée dans la cour de l'école, commença par prélever, auprès de ceux qui avaient leurs cahiers, une feuille de papier brouillard afin de confectionner tout de suite le grand livre de caisse sur lequel il inscrirait les recettes et les dépenses de l'armée de Longeverne.

Il reçut ensuite des mains des cotisants les trente-cinq sous prévus, empocha des payeurs en nature sept boutons de tailles et de formes diverses, plus trois bouts de ficelle, et se mit à réfléchir profondément.

Toute la matinée, le crayon à la main, il fit des devis, retranchant ici, rajoutant là ; à la récréation il consulta Lebrac et Camus, et La Crique, les principaux en somme, s'enquit du cours des boutons, du prix des épingles de sûreté, de la valeur de l'élastique, de la solidité comparée des cordons de souliers, puis en fin de compte résolut de prendre conseil de sa sœur Marie, plus versée qu'eux tous dans ces sortes d'affaires et cette branche du négoce.

Au bout d'une journée de consultations et après une contention d'esprit qui faillit, à plusieurs reprises, lui mériter des verbes et la retenue, il avait barbouillé sept feuilles de papier, puis dressé tant qu'à peu près, et sauf modifications, le projet de budget suivant qu'il soumit le lendemain, dès l'arrivée en classe, à l'examen et à l'approbation de l'assemblée générale des camarades :

Budget de l'armée de Longeverne

Boutons de chemises – 1 sou Boutons de tricot et de veste – 4 sous Boutons de culotte – 4 sous Crochets de derrière pour pattes de pantalons – 4 sous Ficelle de pain de sucre pour bretelles – 5 sous Lastique pour jarretières – 8 sous Cordons de souliers – 5 sous Agrafes de blouses – 2 sous

Total 33 sous Reste en réserve 2 sous en cas de malheur

– Et les aiguilles, et le fil que t'as oubliés, observa La Crique ; hein, on serait des propres cocos si j'y songeais pas ! avec quoi qu'on se raccommoderait ?

– C'est vrai, avoua Tintin, alors changeons quelque chose.

– J'suis d'avis qu'on garde les deux ronds de réserve, émit Lebrac.

– Ça, oui, approuva Camus, c'est une bonne idée, on peut perdre quelque chose, une poche peut être percée, faut songer à tout.

– Voyons, reprit La Crique on peut rogner deux sous sur les boutons de tricot, ça ne se voit pas, le tricot ! Avec un bouton au-dessus, deux au plus, ça tient assez ; il n'y a pas besoin d'être boutonné tout du long comme un artilleur.

Et Camus, dont le grand frère était dans l'artillerie de forteresse et qui buvait ses moindres paroles, entonna là-dessus, guilleret et à mi-voix, ce refrain entendu un jour que leur soldat était venu en permission :

Rien n'est si beau Qu'un artilleur sur un chameau ! Rien n'est si vilain Qu'un fantassin sur une p… !

Toute la bande, éprise de choses militaires et enthousiaste de nouveauté, voulut apprendre aussitôt la chanson que Camus dut reprendre plusieurs fois de suite, et puis on en revint aux affaires et, en continuant l'épluchage du budget, on trouva également que quat'sous pour des boucles ou crochets de pantalon c'était exagéré, il n'en fallait jamais qu'une par falzar, encore beaucoup de petits n'avaient-ils pas de culotte avec patte bouclant derrière ; donc en réduisant à deux sous ce chapitre, cela irait encore et cela ferait quatre sous de disponibles à employer de la façon suivante :

1 sou de fil blanc. 1 sou de fil noir. 2 sous d'aiguilles assorties.

Le budget fut voté ainsi ; Tintin ajouta qu'il prenait note des boutons et des ficelles que lui avaient remis les payeurs en nature et que, le lendemain, son carnet serait en ordre. Chacun pourrait en prendre connaissance et vérifier la caisse et la comptabilité à toute heure du jour.

Il compléta ses renseignements en confiant en outre que sa sœur Marie, la cantinière de l'armée, si on voulait bien, avait promis de lui confectionner un petit sac à coulisses comme ceux « ousqu'on » mettait les billes, pour y remiser et concentrer le trésor de guerre. Elle attendait seulement de voir la quantité que ça ferait, pour ne le faire ni trop grand, ni trop petit.

On applaudit à cette offre généreuse et la Marie Tintin, bonne amie comme chacun savait du général Lebrac, fut acclamée cantinière d'honneur de l'armée de Longeverne. Camus annonça également que sa cousine, la Tavie52 des Planches, se joindrait aussi souvent que possible à la sœur de Tintin, et elle eut sa part dans le concert d'acclamations ; Bacaillé, toutefois, n'applaudit pas, il regarda même Camus de travers. Son attitude n'échappa point à La Crique le vigilant et à Tintin le comptable et ils se dirent même qu'il devait y avoir du louche par là-dessous.

– Ce midi, fit Tintin, j'irai avec La Crique acheter le fourbi chez la mère Maillot.

– Va plutôt chez la Jullaude, conseilla Camus, elle est mieux assortie qu'on dit.

– C'est tous des fripouilles et des voleurs, les commerçants, trancha, pour les mettre d'accord, Lebrac, qui semblait avoir, avec des idées générales, une certaine expérience de la vie ; prends-en, si tu veux, la moitié chez l'un, la moitié chez l'autre : on verra pour une autre fois ousqu'on est le moins étrillé.

– Vaudrait peut-être mieux acheter en gros, déclara Boulot, il y aurait plus d'avantages.

– Après tout, fais comme tu voudras, Tintin, t'es trésorier, arrange-toi, tu n'as qu'à montrer tes comptes quand tu auras fini : nous, on n'a pas à y fourrer le nez avant.

La façon dont Lebrac émit cette opinion coupa la discussion, qui eût pu s'éterniser ; il était temps, d'ailleurs, car le père Simon, intrigué de leur manège, l'oreille aux écoutes, sans faire semblant de rien, passait et repassait pour essayer de saisir au vol quelque bribe de leur conversation.

Il en fut pour ses frais, mais il se promit de surveiller avec soin Lebrac, qui donnait des signes manifestes et extra-scolaires d'exaltation intellectuelle.

La Crique, ainsi appelé parce qu'il était sec comme un coucou, mais par contre éveillé et observateur autant que tous les autres à la fois, éventa la pensée du maître d'école. Aussi, comme Tintin se trouvait être en classe le voisin du chef, et que l'un pincé, l'autre pourrait se trouver compromis et fort embarrassé pour expliquer la présence dans sa poche d'une somme aussi considérable, il lui confia qu'il eût, durant le cours de la séance, à se méfier du « vieux » dont les intentions ne lui paraissaient pas propres.

À onze heures, Tintin et La Crique se dirigèrent vers la maison de la Jullaude, et, après avoir salué poliment et demandé un sou de boutons de chemises, ils s'enquirent du prix de l'élastique.

La débitante, au lieu de leur donner le renseignement sollicité, les fixa d'un œil curieux et répondit à Tintin par cette doucereuse et insidieuse interrogation :

– C'est pour votre maman ?

– Non ! intervint La Crique, défiant. C'est pour sa sœur.

Et comme l'autre, toujours souriante, leur donnait des prix, il poussa légèrement du coude son voisin en lui disant : Sortons !

Dès qu'ils furent dehors, La Crique expliqua sa pensée :

– T'as pas vu cette vieille bavarde qui voulait savoir pourquoi, comment, ousque, quand et puis encore quoi ? Si nous avons envie que tout le village le sache bientôt que nous avons un trésor de guerre, il n'y a qu'à acheter chez elle. Vois-tu, il ne faut pas prendre ce qu'il nous faut tout d'un coup, ou bien cela donnerait des soupçons ; il vaut mieux que nous achetions un jour une chose, l'autre jour une autre et ainsi de suite, et quant à aller encore chez cette sale cabe-là, jamais !

– Ce qu'il y a encore de mieux, répliqua Tintin, vois-tu, c'est d'envoyer ma sœur Marie chez la mère Maillot. On croira que c'est ma mère qui l'envoie en commission et puis, tu sais, elle s'y connaît mieux que nous pour ces affaires-là, elle sait même marchander, mon vieux ; t'es sûr qu'elle nous fera avoir la bonne mesure de ficelle et deux ou trois boutons par-dessus.

– T'as raison, convint La Crique.

Et comme ils rejoignaient Camus, sa fronde à la main, en train de viser des moineaux qui picoraient sur le fumier du père Gugu, ils lui montrèrent les boutons de chemise en verre blanc cousus sur un petit carton bleu ; il y en avait cinquante et ils lui confièrent qu'à cela se bornaient leurs achats du moment, lui donnèrent les raisons de leur abstention prudente et lui affirmèrent que, pour une heure, tout serait quand même acheté.

De fait, vers midi et demi, comme Lebrac sortant de table se rendait en classe les mains dans les poches, en sifflant le refrain de Camus alors fort à la mode parmi eux, il aperçut, l'air très affairé, sa bonne amie qui se dirigeait vers la maison de la mère Maillot par le « traje » des Cheminées.

Comme personne n'était à ce moment sur le pas de sa porte et qu'elle ne le voyait pas, il attira son attention par un « tirouit » discret qui la prévint de sa présence.

Elle sourit, puis lui fit un signe d'intelligence pour indiquer où elle allait, et Lebrac, tout joyeux, répondit lui aussi par un franc et large sourire qui disait la belle joie d'une âme vigoureuse et saine.

Dans la cour de l'école, dans le coin du fond, tous les yeux des présents fixaient obstinément et impatiemment la porte, espérant d'instant en instant l'arrivée de Tintin. Chacun savait déjà que la Marie s'était chargée de faire elle-même les achats et que Tintin l'attendait derrière le lavoir, pour recevoir de ses mains le trésor qu'il allait bientôt présenter à leur contrôle.

Enfin il apparut, précédé de La Crique, et un ah ! général d'exclamation, salua son entrée. On se porta en masse autour de lui, l'accablant de questions :

– As-tu le fourbi ?

– Combien de boutons de veste pour un sou ?

– Y en a-t-il long de ficelle ?

– Viens voir les boucles !

– Est-ce que le fil est solide ?

– Attendez ! nom de Dieu, gronda Lebrac. Si vous causez tous à la fois, vous n'entendrez rien du tout et si tout le monde lui grimpe sur le dos personne ne verra. Allez, faites le cercle ! Tintin va tout nous montrer.

On s'écarta à regret, chacun désirant se trouver être le plus près du trésorier et palper, si possible, le butin. Mais Lebrac fut intraitable et défendit à Tintin de rien sortir de sa « profonde » avant qu'il ne fût absolument dégagé.

Quand ce fut fait, le trésorier, triomphant, tira un à un de sa poche divers paquets enveloppés de papier jaune et dénombra :

– Cinquante boutons de chemise sur un carton !

– Oh ! merde !

– Vingt-quatre boutons de culotte !

– Ah ! ah !

– Neuf boutons de tricot, un de plus que le compte, ajouta-t-il ; vous savez qu'on n'en donne que quatre pour un sou.

– C'est la Marie, expliqua Lebrac, qui l'a eu en marchandant.

– Quatre boucles de pantalon !

– Un bon mètre de lastique !

Et Tintin l'étendit pour faire voir qu'on n'était pas grugé.

– Deux agrafes de blouse !

– Sont-elles belles ! hein ! fit Lebrac, qui songeait que l'autre soir, s'il en avait eu une, peut-être, enfin… bref…

– Cinq paires de cordons de souliers, renchérit Tintin.

– Dix mètres de ficelle, plus un grand bout de rabiot qu'elle a eu parce qu'elle achetait pour beaucoup à la fois !

– Onze aiguilles ! une de plus que le compte ! et une pelote de fil noir et une de blanc !

À chaque exposition et dénombrement, des oh ! et des ah ! des foutre ! des merde ! exclamatifs et admiratifs saluaient le déballement de l'achat nouveau.

– Chicot ! s'écria tout à coup Tigibus, comme s'il eût joué à poursuivre un camarade ; mais à ce signal d'alarme, annonçant l'arrivée du maître, tout le monde se mêla, tandis que Tintin fourrait pêle-mêle et entassait dans sa poche les divers articles qu'il venait de déballer.

La chose se fit si naturellement et d'une façon si prompte que l'autre n'y vit que du feu et, s'il remarqua quelque chose, ce fut l'épanouissement général de toutes ces frimousses qu'il avait vues l'avant-veille si sombres et si fermées.

– C'est étonnant, pensa-t-il, combien le temps, le soleil, l'orage, la pluie ont d'influence sur l'âme des enfants ! Quand il va tonner ou pleuvoir on ne peut pas les tenir, il faut qu'ils bavardent et se chamaillent et se remuent ; quand une série de beau temps s'annonce, ils sont naturellement travailleurs et dociles et gais comme des pinsons.

Brave homme qui ne soupçonnait guère les causes occultes et profondes de la joie de ses élèves et, le cerveau farci de pédagogies fumeuses, cherchait midi à quatorze heures.

Comme si les enfants, vite au courant des hypocrisies sociales, se livraient jamais en présence de ceux qui ont sur eux une parcelle d'autorité ! Leur monde est à part, ils ne sont eux-mêmes, vraiment eux-mêmes qu'entre eux et loin des regards inquisiteurs ou indiscrets. Et le soleil comme la lune n'exerçaient sur eux qu'une influence en l'occurrence bien secondaire.

Les Longevernes commencèrent à se poursuivre, à se « couratter » dans la cour, se disant lorsqu'ils se rejoignaient :

– Alors, ça y est, c'est ce soir qu'on leur z'y fout !

– Ce soir, voui !

– Ah ! nom de dious, ils n'ont qu'à venir, qu'est-ce qu'on va leur passer !

Un coup de sifflet, puis la voix naturellement rogue du maître : « Allons, en rangs, dépêchons-nous ! » interrompirent ces évocations de bataille et ces perspectives de prouesses guerrières futures.

4 Le retour des victoires

Reviendrez-vous un jour, ô fières exilées ?

SÉB.CH.LECONTE (Le Masque de fer).


Ce soir-là, une fougue indescriptible animait les Longevernes ; rien, nul souci, nulle perspective fâcheuse n'entravait leur enthousiasme. Les coups de trique, ça passe, et ils s'en fichaient, et quant aux cailloux, on avait le temps, presque toujours, quand ils ne venaient pas de la fronde de Touegueule, d'éviter leur trajectoire.

Les yeux riaient, pétillants, vifs dans les faces épanouies par le rire, les grosses joues rouges, rebondies comme de belles pommes, hurlaient la santé et la joie ; les bras, les jambes, les pieds, les épaules, les mains, le cou, la tête, tout remuait, tout vibrait, tout sautait en eux. Ah ! ils ne pesaient pas lourd aux pieds, les sabots de peuplier, de tremble ou de noyer et leur claquement sec sur le chemin durci était déjà une fière menace pour les Velrans.

Ils se récriaient, s'attendaient, se rappelaient, se bousculaient, se chipotaient, s'excitaient, tels des chiens de chasse, longtemps tenus à l'attache, qu'on mène enfin courir le lièvre ou le goupil, se mordillent les oreilles et les jambes pour se féliciter réciproquement et se témoigner leur joie.

C'était vraiment un enthousiasme entraînant que le leur. Derrière leur élan vers la Saute, derrière leur joie en marche, comme à la suite d'une musique guerrière, toute la vie jeune et saine du village semblait happée et emportée : les petites filles timides et rougissantes les suivirent jusqu'au gros tilleul, n'osant aller plus loin, les chiens couraient sur leur flanc en gambadant et en jappant, les chats eux-mêmes, les prudents matous, s'avançaient sur les murs d'enclos avec une vague idée de les suivre, les gens sur le seuil des portes les interrogeaient du regard. Ils répondaient en riant qu'ils allaient s'amuser, mais à quel jeu !

Lebrac, dès la Carrière à Pepiot, canalisa l'enthousiasme en invitant ses guerriers à bourrer leurs poches de cailloux.

– Faudra n'en garder sur soi qu'une demi-douzaine, dit-il, et poser le reste à terre sitôt qu'on sera arrivé, car, pour pousser la charge, il ne s'agit pas de peser comme des sacs de farine. Si on manque de munitions, six des petits prendront chacun deux bérets et partiront les remplir à la carrière du Rat (c'est la plus près du camp).

Il désigna ceux qui, le cas échéant, seraient chargés du ravitaillement ou plutôt du réapprovisionnement des munitions. Puis il fit exhiber à Tintin les diverses pièces du trésor de guerre afin que les camarades fussent tous tranquilles et bien affermis, et il donna le signal de la marche en avant, lui prenant la tête et comme toujours servant d'éclaireur à sa troupe.

Son arrivée fut saluée par le passage d'un caillou qui lui frisa le front et lui fit baisser le crâne ; il se retourna simplement pour indiquer aux autres, par un petit hochement de tête, que l'action était commencée. Aussitôt ses soldats s'écampillèrent et il les laissa se placer à leur convenance, chacun à son poste habituel, assuré qu'il était que leur flair guerroyeur ne serait pas ce soir-là mis en défaut.

Quand Camus fut juché sur son arbre, il exposa la situation.

Ils y étaient tous à leur lisière, les Velrans, du plus grand au plus petit, de Touegueule le grimpeur à Migue la Lune l'exécuté.

– Tant mieux ! conclut Lebrac, ce sera au moins une belle bataille.

Pendant un quart d'heure, le flot coutumier d'injures flua et reflua entre les deux camps, mais les Velrans ne bougeaient pas, croyant peut-être que leurs ennemis nus pousseraient encore, comme l'avant-veille, une charge ce soir-là. Aussi les attendaient-ils de pied ferme, bien amunitionnés qu'ils étaient par un service récemment organisé de galopins charriant continuellement et à pleins mouchoirs des picotins de cailloux qu'ils allaient quérir aux roches du milieu du bois et venaient verser à la lisière.

Les Longevernes ne les voyaient que par intermittences derrière leur mur et derrière leurs arbres.

Cela ne faisait guère l'affaire de Lebrac qui eût voulu les attirer tous un peu en plaine, afin de diminuer la distance à parcourir pour les atteindre.

Voyant qu'ils ne se décidaient pas vite, il résolut de prendre l'offensive avec la moitié de sa troupe.

Camus, consulté, descendit et déclara que, pour cette affaire-là, c'était lui que ça regardait. Tintin, par derrière, se mangeait les sangs à les voir ainsi se trémousser et s'agiter.

Camus ne perdit point de temps. La fronde à la main, il fit prendre quatre cailloux, pas plus, à chacun de ses vingt soldats, et commanda la charge.

C'était entendu : il ne devait pas y avoir de corps à corps ; on devait seulement approcher à bonne portée de l'ennemi qui serait sans doute ébahi de cette attaque, lancer dans ses rangs une grêle de moellons et battre en retraite immédiatement pour éviter la riposte qui serait sûrement dangereuse.

Espacés de quatre ou cinq pas en tirailleurs, Camus en avant, tous se précipitèrent et, en effet, le feu de l'ennemi cessa un instant devant ce coup d'audace. Il fallait en profiter. Camus saisissant son cuir de fronde prit la ligne de mire et visa l'Aztec des Gués, tandis que ses hommes, faisant tournoyer leurs bras, criblaient de cailloux la section ennemie.

– Filons, maintenant ! cria Camus, en voyant la bande de l'Aztec se ramasser pour l'élan.

Une volée de pierres leur arriva sur les talons pendant que d'effroyables cris, poussés par les Velrans, leur apprenaient qu'ils étaient poursuivis à leur tour.

L'Aztec, ayant vu qu'ils n'étaient plus dévêtus, avait jugé inutile et stérile une plus longue défensive.

Camus, entendant ce vacarme et se fiant à ses jambes agiles, se retourna pour voir « comme ça en allait » ; mais le général ennemi avait avec lui ses meilleurs coureurs, Camus était déjà un peu en retard sur les autres, il fallait filer et sec s'il ne voulait pas être pincé. Ses boutons, il le savait, non moins que sa fronde, étaient rudement convoités par la bande de l'Aztec, qui l'avait raté le soir de Lebrac.

Aussi voulut-il jouer des jambes. Malheur ! un caillou lancé terriblement, un caillou de Touegueule, bien sûr ! ah le salaud ! vint lui choquer violemment la poitrine, l'ébranla, et l'arrêta un instant. Les autres allaient lui tomber dessus.

– Ah ! nom de Dieu ! Foutu !

Et Camus, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire et pour l'écrire, porta d'un geste désespéré sa main à sa poitrine et tomba en arrière, sans souffle et la tête inerte.

Les Velrans étaient sur lui.

Ils avaient suivi la trajectoire du projectile de Touegueule et remarqué le geste de Camus, ils le virent, pâle, s'affaler de tout son long sans mot dire ; ils s'arrêtèrent net.

– S'il était tué !…

Un rugissement terrible, le cri de rage et de vengeance de Longeverne, se fit entendre aussitôt, monta, grandit, emplit la combe, et un brandissement fantastique d'épieux et de sabres pointa désespérément sur leur groupe. En une seconde ils eurent tourné bride et regagné leur abri où ils se tinrent de nouveau sur la défensive, le caillou à la main, tandis que toute l'armée de Longeverne arrivait près de Camus. À travers ses paupières demi-closes et ses cils papillotants, le guerrier tombé avait vu les Velrans s'arrêter court devant lui, puis faire demi-tour et finalement s'enfuir. Alors, comprenant aux grondements furieux accourant à lui que les siens venaient à la rescousse et les mettaient en fuite, il rouvrit les yeux, s'assit sur son derrière, puis se releva paisiblement, campa ses poings sur ses hanches et fit aux Velrans, dont les têtes inquiètes apparaissaient à niveau du mur d'enceinte, sa plus élégante révérence.

– Cochon ! salaud ! ah traître ! lâche ! beuglait l'Aztec des Gués, voyant que son prisonnier, car il l'était, lui échappait encore par ruse ; ah ! je t'y rechoperai ! je t'y rechoperai ! et tu n'y couperas pas, fainéant !

Lors Camus, très calme et toujours souriant, l'armée de Longeverne étonnée étant derrière lui, porta son index à sa gorge et le passa quatre fois d'arrière en avant, du cou au menton ; puis, pour compléter ce que ce geste avait déjà d'expressif, se souvenant opportunément que son grand frère était artilleur, il se frappa vivement de la dextre sur la cuisse droite, retourna la main, la paume en dehors, le pouce à l'ouverture de la braguette.

– Et çui-là ! reprit-il, quand c'est-y que tu le choperas, hé ! trop bête !

– Bravo, bravo, Camus ! ouhe ! ouhe ! ouhe ! hihan ! bouaou ! meuh ! bê ! couâ ! keureukeukeue : c'était l'armée de Longeverne qui, par des cris divers, témoignait ainsi son mépris pour la sotte crédulité des Velrans et ses félicitations au brave Camus, qui venait de l'échapper belle et de leur jouer un si bon tour.

– T'as tout de même reçu le gnon, rugissait Touegueule ballotté de sentiments divers, content au fond de la tournure qu'avaient prise les choses et furieux cependant de ce que ce salaud de Camus, qui lui avait pour rien fichu la frousse, eût échappé au châtiment qu'il méritait si bien.

– Toi, mon petit, répliqua Camus, qui avait son idée, « soye » tranquille ! je te retrouverai !

Et les cailloux commençant à tomber parmi les rangs découverts des Longevernes armés seulement de leurs triques, ils firent prestement demi-tour et regagnèrent leur camp.

Mais l'élan était donné, la bataille reprit de plus belle, car les Velrans, cernés, furieux de leur déconvenue – avoir été joués, raillés, insultés, ça se paierait et tout de suite ! – voulurent reprendre l'offensive.

On avait déjà chipé le général, ce serait bien le tonnerre de diable si on n'arrivait pas encore à pincer quelques soldats.

– Ils vont revenir, pensait Lebrac.

Et Tintin, en arrière, ne tenait pas en place. Quel sale métier que d'être trésorier ! Cependant l'Aztec des Gués, ayant de nouveau rassemblé ses hommes surexcités et furieux et pris conseil, décida d'un assaut général. Il poussa un sonore et rugissant : « La murie vous crève ! » et triques brandies, bâtons serrés, s'élança dans la carrière, toute son armée avec lui. Lebrac n'hésita pas davantage. Il répliqua par un « À cul les Velrans ! » aussi sonore que le cri de guerre de son rival et les épieux et les sabres de Longeverne pointèrent encore une fois en avant leurs estocs durcis. – Ah Prussiens ! ah salauds ! – triples cochons ! – andouilles de merde ! – bâtards de curés ! – enfants de putains ! – charognards ! – pourriture ! – civilités ! – crevures ! – calotins ! – sectaires ! – chats crevés ! – galeux ! – mélinards ! – combisses ! – pouilleux ! telles furent quelques-unes des expressions qui s'entrecroisèrent avant l'abordage. Non, on peut le dire, les langues ne chômaient pas ! Quelques cailloux passèrent encore en rafales, frondonnant au-dessus des têtes, et une effroyable mêlée s'ensuivit : on entendit des triques tomber sur des caboches, des lances et des sabres craquer, des coups de poings sonner sur les poitrines, et des gifles qui claquaient, et des sabots qui cassaient, et des gorges qui hurlaient, pif ! paf, pan ! zoum ! crac ! zop !

– Ah traître ! ah lâche !

Et l'on vit des hérissements de chevelures, des armes cassées, des corps se nouer, des bras décrire de grands cercles pour retomber de tout leur élan et des poings projetés en avant comme des bielles et des gigues à terre, se démenant, s'agitant, se trémoussant pour lancer des coups de tous côtés.

Ainsi La Crique, jeté bas, dès le début de l'action, par une bourrade anonyme, tournant sur une fesse, faisait non pas tête mais pied à tous les assaillants, froissant des tibias, broyant des rotules, tordant des chevilles, écrasant des orteils, martelant des mollets.

Lebrac, hérissé comme un marcassin, col déboutonné, nu-tête, la trique cassée, entrait comme un coin d'acier dans le groupe de l'Aztec des Gués, saisissait à la gorge son ennemi, le secouait comme un prunier malgré une nichée de Velrans suspendus à ses grègues et lui tirait les poils, le giflait, le calottait, le bosselait, puis ruait comme un étalon fou au centre de la bande et écartait violemment ce cercle d'ennemis.

– Ah ! Je te tiens ! Nom de Dieu ! rugissait-il, salaud ! tu n'y coupes pas, j'te le jure ! t'y passeras ! quand je devrais te saigner, je t'emmènerai au Gros Buisson et t'y passeras, que je te dis, t'y passeras !

Et ce disant, le bourrant de coups de pieds et de coups de poings, aidé par Camus et par Grangibus qui l'avaient suivi, ils emportèrent littéralement le chef ennemi qui se débattait de toutes ses forces. Mais Camus et Grangibus tenaient chacun un pied et Lebrac, le soulevant sous les bras, lui jurait avec force noms de Dieu qu'il lui serrerait la vis s'il faisait trop le malin.

Pendant ce temps les gros des deux troupes luttaient avec un acharnement terrible, mais la victoire décidément souriait aux Longevernes ; dans les corps à corps ils étaient bons, étant bien râblés et robustes ; quelques Velrans, qui avaient été culbutés trop violemment, reculaient, d'autres lâchaient pied, tant et si bien que, lorsqu'on vit le général lui-même emporté, ce fut la débandade et la déroute et la fuite en désordre.

– Chopez-en donc ! chopez-en donc, nom de Dieu ! Mais chopez-en donc, rugissait Lebrac, de loin.

Et les guerriers de Longeverne s'élancèrent sur les pas des vaincus, mais, comme bien on pense, les fuyards ne les attendirent point et les vainqueurs ne poussèrent pas trop loin leur poursuite, trop curieux de voir comment on allait traiter le chef ennemi.

Source: Wikisource

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