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Illustration: Les Aventures de Todd Marvel-La Fin d'un Bandit - Gustave Le Rouge

Les Aventures de Todd Marvel-La Fin d'un Bandit

(Version Intégrale)

Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-06-12

Lu par Stanley
Livre audio de 1h23min
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Cinquième épisode

LA FIN D'UN BANDIT

CHAPITRE PREMIER

UN INCIDENT DE VOYAGE

Depuis une heure, le train rapide à destination de La Nouvelle-Orléans filait à toute vapeur, à travers les plaines arides de la province du Colorado. Cette solitude sans eau et sans arbres était semée d'étangs desséchés dont la surface couverte de cristaux de borax et de soude, réverbérait d'aveuglante façon les rayons d'un soleil torride.

 

Pas un souffle de vent, pas un nuage, pas un oiseau dans le ciel cruellement bleu. Partout une accablante chaleur qui semblait s'abattre en lourdes nappes des hauteurs du firmament, s'exhaler de la terre chauffée à blanc, fendue de larges crevasses.

 

La plupart des voyageurs somnolaient, d'autres se gorgeaient de boissons glacées dans le bar ; enfin un certain nombre, groupés sur la plate-forme arrière du dernier wagon, fumaient en regardant distraitement ces paysages de désolation.

 

– Quelle chaleur ! s'écria tout à coup un cow-boy au teint basané en allumant une cigarette mexicaine roulée dans un fragment de feuille de maïs, en guise de papier. Je plains les deux détectives qui n'ont même pas le droit de faire un somme à cause du coquin qu'ils sont chargés d'escorter !

 

Il montrait au fond du wagon un groupe de trois hommes assis en ligne sur la même banquette. Le personnage assis entre les deux autres se distinguait par sa corpulence et par la dimension énorme de ses poings que réunissaient des menottes d'acier dont un des détectives tenait l'autre extrémité roulée autour de son poignet.

 

– Il a une vraie tête d'assassin, fit un second cow-boy. Voyez ce regard faux, et cette mâchoire de bouledogue. Il nous tient compagnie depuis San Francisco ; il n'a pas prononcé quatre paroles pendant tout le trajet.

 

– Il doit être dangereux…

 

– Comment, vous ne savez donc pas camarade, que ce convict n'est autre que le fameux docteur Klaus Kristian ?

 

– Carajo ! murmura le cow-boy avec une sorte d'admiration. Ce docteur de New York dont parlent tous les journaux ?

 

– Lui-même.

 

– Celui qui a volé un cercueil de platine, enlevé une jeune fille et assassiné je ne sais combien de personnes ?

 

– Je vous affirme que c'est lui !… Mais ne criez pas si fort, il pourrait nous entendre et je n'y tiens pas… Le détective Joë Rudge, avec lequel je prenais le thé ce matin, me disait que son prisonnier, si bien enchaîné qu'il soit, fait peur à tout le monde. Il est, paraît-il, un des chefs d'une vaste association de bandits, qui a des ramifications dans tous les États de l'Union. Pour l'arrêter, il n'a fallu rien moins que l'intervention du célèbre Todd Marvel, le détective milliardaire.

 

Cette intéressante conversation fut brusquement interrompue par un cri aigu, suivi du bruit de la chute d'un corps dans l'intérieur du wagon.

 

– Une dame qui vient de s'évanouir, cria quelqu'un.

 

Les deux cow-boys et les autres voyageurs de la plateforme se hâtèrent de rentrer dans le wagon. Les Noirs vêtus de toile blanche attachés au service de tous les trains américains se hâtaient d'accourir en franchissant les passerelles qui relient les voitures les unes aux autres. En quelques minutes il y eut une vingtaine de personnes autour de la malade.

 

Cette dernière, une vieille Miss pauvrement vêtue de noir, laide et maigre à faire peur, gisait sur le plancher et paraissait ne plus donner signe de vie.

 

– C'est une congestion ! disait l'un.

 

– Non, criait un autre, c'est une embolie ! Elle est morte.

 

– Je parie dix dollars qu'elle est vivante.

 

– Tenu !

 

– Vingt dollars que ce n'est qu'une syncope !

 

– Vingt dollars que c'est une rupture d'anévrisme !…

 

Pendant qu'un boy était allé chercher la boîte à pharmacie, la foule s'était accrue et les paris allaient bon train. Le détective Joë Rudge lui-même, laissant à son camarade Mortimer, la garde du prisonnier, s'était approché du groupe, et après avoir examiné avec attention le faciès décomposé de la vieille Miss, venait de risquer cinq dollars sur l'hypothèse de la mort ; il se trouvait à ce moment tout près du cow-boy qui avait paru si bien renseigné sur les faits et gestes du docteur Kristian.

 

– Quel dommage, fit négligemment le cow-boy, qu'il n'y ait pas de médecin ici !

 

– Il y en a bien un, répondit facétieusement le détective, mais il n'exerce pas ; pour l'instant il a les mains liées, c'est le cas de le dire.

 

Et comme son interlocuteur riait aux larmes de cette charmante plaisanterie.

 

– Après tout, est-ce que vous portez tant d'intérêt à la santé de cette vieille momie ?

 

– Vous n'y êtes pas, reprit le cow-boy qui riait toujours, mais s'il y avait un médecin, nous saurions tout de suite qui est-ce qui a perdu ou gagné.

 

– Je n'avais pas pensé à cela.

 

– L'idée n'est pas si mauvaise.

 

– Parbleu ! Je pourrais à la rigueur demander une consultation au vieux coquin, mais il m'est interdit de lui enlever ses menottes. Si vous saviez toutes les recommandations qu'on m'a faites à ce sujet !

 

– Eh bien ! qu'il garde ses menottes.

 

– Puis, non… tenez, c'est impossible. S'il arrivait quelque chose, je perdrais ma place…

 

– À votre aise, fit le cow-boy en haussant les épaules et en tournant brusquement le dos à son interlocuteur.

 

Pendant qu'avait lieu cette conversation, la boîte de pharmacie avait été ouverte et on avait commencé à faire respirer des sels à la malade. On lui frictionna ensuite les tempes avec de l'eau de Cologne, on essaya, mais inutilement, d'introduire une cuillerée d'éther entre les dents serrées de la patiente.

 

Tout fut inutile, elle demeurait aussi insensible et aussi rigide qu'une pièce de bois.

 

Cependant, grâce au charitable cow-boy, les autres voyageurs n'avaient pas tardé à apprendre qu'il y avait un médecin dans le wagon. Ce fut bientôt un tollé général contre les détectives.

 

– C'est inhumain, c'est honteux ! criait-on. On laisse mourir cette pauvre Miss à deux pas d'un médecin !…

 

– Les détectives devraient être poursuivis pour homicide.

 

– Cela va de soi. Je m'offre à porter témoignage !

 

– Et moi aussi !

 

– Et moi !…

 

– Comme si ce pauvre diable de physician pouvait s'enfuir les menottes aux mains d'un train qui marche à cent milles à l'heure.

 

– Où irait-il d'ailleurs dans le désert du Colorado ? Ces détectives sont fous !

 

Les voyageurs étaient indignés, et, comme les deux policiers le comprirent, il n'eût pas fallu grand-chose pour les décider à passer de la parole à l'action.

 

Impassible, Klaus Kristian assistait à cette scène, un étrange sourire aux lèvres.

 

– Puisqu'il en est ainsi, dit enfin Joë Rudge, bien à contrecœur, je consens à ce que le docteur examine cette femme ; mais je ne lui enlèverai pas les menottes. Que le diable m'emporte si je le fais !

 

Puis se tournant d'un air maussade vers son prisonnier.

 

– Vous avez entendu, docteur. Venez voir si on peut sauver cette Miss, je vous y autorise.

 

– Vous ne m'avez pas demandé si cela me convenait, répondit Klaus Kristian d'un air goguenard.

 

– Vous refusez ?

 

– Je refuse. Cela ne me regarde pas. Il n'y a aucun article des lois américaines qui m'oblige à soigner cette femme.

 

– Vous pouvez être poursuivi pour homicide par négligence volontaire. Allez. Finissons-en. Je vous l'ordonne !

 

Joë Rudge, par une singulière contradiction, se montrait maintenant furieux du refus de son prisonnier, qui, lui, semblait prendre à cette scène un singulier plaisir.

 

– Au point où j'en suis, répondit-il avec flegme, une accusation de ce genre n'importe guère. Décidément, je refuse, ça ne me plaît pas.

 

Les voyageurs étonnés de cet inexplicable entêtement joignirent leurs instances à celles du détective. Un riche planteur de la Louisiane offrit de payer la consultation.

 

Klaus Kristian semblait hésiter. On eût dit qu'il attendait quelque chose, puis brusquement, sur un signe du cow-boy qui avait été le mystérieux instigateur de toute cette scène, il se décida.

 

– Allons, grommela-t-il, avec une mauvaise grâce évidente, je ne veux contrarier personne… Mais ce que j'en fais, c'est par pure humanité.

 

Il se leva, suivi de Joë Rudge qui tenait encore l'extrémité de la chaînette d'acier, mais qui consentit à la lâcher quelques instants à deux pas de la malade. Mais pour ne négliger aucune précaution, il exhiba un browning de gros calibre et mit en joue le docteur qui venait de s'agenouiller, et se penchant vers la vieille Miss, lui tâtait le pouls avec des gestes lents et pénibles de ses mains embarrassées par les menottes.

 

– Elle vit encore… murmura-t-il. Voyons le cœur.

 

La foule était devenue silencieuse et attendait anxieusement.

 

Klaus Kristian, avec la même lenteur, colla son oreille sur la poitrine de la patiente, et demeura une longue minute dans cette posture.

 

– Je crois, dit-il en se relevant avec effort, qu'il est encore temps d'intervenir. Je vais faire une piqûre de caféine.

 

On se hâta de lui apporter toute ouverte la boîte de pharmacie.

 

– Il y a une seringue de Pravaz, mais il faudra que quelqu'un se charge de faire la piqûre, à moins qu'on ne m'enlève les menottes.

 

– Enlevez les menottes ! cria la foule.

 

– Jamais ! s'écria rageusement Joë Rudge. Je m'y oppose formellement !

 

– Je la ferai, moi, la piqûre, déclara le cow-boy avec assurance, j'ai été trois ans infirmier à Denver.

 

Et il se plaça brusquement entre le détective et son prisonnier… et se mit en devoir de remplir la seringue.

 

Il n'avait pas encore terminé cette minutieuse opération qu'un long et strident sifflement partait de la locomotive, en même temps que le wagon était plongé dans d'épaisses ténèbres.

 

Le train venait d'entrer dans un tunnel, et presque aussitôt sa vitesse se ralentit brusquement et il stoppa dans une obscurité profonde.

 

Il y eut dans le wagon un moment de désarroi et de bousculade, au-dessus des murmures des voyageurs qui se heurtaient sans se voir, s'élevait la voix furieuse, affolée, implorante du détective Joë Rudge. Au moment où la lumière avait disparu, une poigne de fer lui avait arraché son browning, en même temps qu'un formidable « direct » l'envoyait rouler à l'autre bout du wagon.

 

Son collègue Mortimer, renversé par un croc-en-jambe, n'avait pas été mieux traité.

 

– Vite de la lumière ! criait le désespéré Joë Rudge. Le bandit m'a glissé entre les doigts ! Et le train qui reste en panne dans le tunnel ! Messieurs, je vous en prie, aidez-moi !… Il n'a peut-être pas eu le temps de sauter du wagon !

 

Ces lamentations trouvèrent d'abord peu d'écho. Chacun des voyageurs était plus préoccupé de garer son portefeuille contre les entreprises des pick-pockets toujours nombreux dans les trains américains et dont l'obscurité favorisait singulièrement les agissements.

 

Comme Harpagon après la perte de sa cassette, le détective se fût volontiers arrêté lui-même. Il empoignait à l'aveuglette ceux qui se trouvaient en face de lui, et recevait en échange force horions.

 

– De la lumière, répétait-il avec désespoir. Personne ne m'écoute. Le gredin a des complices dans le train, je vais faire arrêter tout le monde !

 

Les coups de poing pleuvaient dans l'ombre, et la mêlée allait devenir générale quand un voyageur réussit à tirer de sa poche une lampe électrique. D'autres l'imitèrent et bientôt une vive clarté illumina le wagon tout entier.

 

Comme l'avait deviné l'infortuné détective, Klaus Kristian avait disparu et avec lui sa cliente, la vieille Miss moribonde et le cow-boy humanitaire. On supposa que c'était ce dernier qui à l'aide d'une forte pince coupante, avait débarrassé le prisonnier des menottes dont on retrouva les débris sur le plancher du wagon.

 

Le train était toujours immobilisé dans les ténèbres du tunnel et l'on eut bientôt la preuve que cet arrêt était dû aux complices du docteur et n'avait eu d'autre but que de favoriser sa fuite.

 

Les bandits s'étaient servis en cette occasion d'un procédé très usité en Amérique, mais qui ne peut être employé que si la voie est parfaitement horizontale. Ils avaient graissé les rails sur une longueur de plusieurs yards.

 

Quand ce travail est exécuté convenablement les roues dont les aspérités ne peuvent plus mordre sur le rail, tournent sur place et le train s'arrête. Le même fait se produit quand la surface du rail, dans les grands froids, se recouvre d'une couche de gelée blanche.

 

Le fait est assez fréquent pour que toutes les locomotives soient pourvues d'une boîte à sable. Répandue sur les rails cette substance pulvérulente permet de nouveau aux roues d'adhérer sur la surface de l'acier, devenue moins glissante.

 

Pendant que le mécanicien et ses hommes étaient occupés de cette façon à « dépanner » leur train, les deux détectives, armés chacun d'une lampe de poche, s'étaient lancés chacun dans une direction différente à la poursuite des fuyards.

 

Aucun voyageur ne fut tenté de leur prêter main forte. Personne ne tenait à quitter le train qui pouvait se remettre en marche d'une minute à l'autre, ni à risquer de se faire écraser par un rapide ou d'essuyer le feu des bandits.

 

Les détectives d'ailleurs n'allèrent pas loin. Ils n'avaient pas fait cinquante pas que le sifflement de la locomotive leur apprit qu'on se remettait en route.

 

Ils n'eurent que le temps de regagner leur wagon où ils reprirent leur place, non sans essuyer les sourires narquois des voyageurs.

 

À la sortie du tunnel, un de ceux-ci eut même la complaisance un peu ironique de prêter sa lorgnette au malheureux Joë Rudge. Le détective put distinguer très nettement sur la scintillante surface du désert, une auto montée par trois personnes et fuyant à toute allure vers le sud.

 

Bientôt l'auto n'apparut plus que comme une petite tache grise et une courbe de la voie la déroba complètement aux regards du malchanceux détective.

 
CHAPITRE II

PRIME AU DÉNONCIATEUR

Empoisonné par son médecin, le docteur Klaus Kristian[3], le milliardaire Oliver Broom était lentement revenu à la santé. Chose singulière, on eût dit même que la tentative d'assassinat dont il avait failli être victime avait eu une heureuse influence sur son tempérament et sur son caractère.

 

Le vieillard avait repris goût à l'existence. Il se levait maintenant de bon matin, faisait chaque jour de longues courses à pied dans la campagne ou des promenades sur les eaux jaunes du Mississippi, dans un luxueux yacht à pétrole acheté tout récemment par lui. Il passait beaucoup moins de temps que par le passé dans les salles bondées de merveilles archéologiques du palais d'Isis-Lodge, dont certaines ressemblaient plus à des hypogées funéraires qu'à d'honnêtes salons modernes.

 

Le palais lui-même, une des curiosités de la Louisiane du Nord, avait quitté cet aspect lugubre qui le faisait ressembler à un vaste mausolée, pour prendre une physionomie quasi souriante qui portait à son comble l'étonnement des habitants de Clairmount, la petite ville la plus rapprochée de la luxueuse demeure.

 

Enfin, par une extraordinaire dérogation aux habitudes misanthropiques de l'archéologue milliardaire, depuis une semaine, Isis-Lodge abritait dans ses murs couverts d'hiéroglyphes et de sculptures symboliques, plusieurs invités venus de San Francisco.

 

C'étaient le fameux détective John Jarvis et son inséparable collaborateur et ami, le Canadien Floridor Quesnel ; le banquier Josias Horman Rabington de San Francisco et sa charmante pupille, Miss Elsie Godescal.

 

La jeune fille séquestrée pendant plusieurs mois par le diabolique docteur Kristian, soumise par lui à d'horribles expériences d'hypnotisme, était loin d'avoir recouvré la santé. Le gracieux ovale de son visage s'était allongé, ses joues s'étaient creusées et son sourire était d'une profonde mélancolie.

 

Sa nervosité, son impressionnabilité, déjà excessives, s'étaient encore accrues. Elle tressaillait au moindre bruit, s'inquiétait d'un rien, et demeurait parfois des heures entières silencieuse, absorbée dans une morne rêverie.

 

Seule, la présence de John Jarvis avait le pouvoir de lui rendre un peu de sa gaieté d'autrefois. Près de lui, elle se sentait heureuse, en parfaite sécurité. Sitôt qu'il s'éloignait, elle redevenait la proie de ses vaines terreurs.

 

Oliver Broom, qui affectionnait beaucoup Miss Elsie, ne savait qu'imaginer pour la distraire et pour la rassurer.

 

– Soyez raisonnable, chère petite, lui disait-il paternellement, vous savez fort bien que désormais Klaus Kristian est hors d'état de vous nuire ; son procès est activement poussé et un mois ne s'écoulera pas avant qu'il ait subi le supplice de l'électrocution.

 

– Je sens qu'il exercera toujours sur moi une mystérieuse influence, répondait tristement la jeune fille, et c'est ce qui fait mon désespoir. Il y a des moments où j'éprouve un irrésistible besoin d'aller rejoindre ce misérable, d'obéir aux ordres qu'il me donne de loin. Ce serait sans doute déjà fait, sans la minutieuse surveillance que vous exercez amicalement sur ma personne…

 

– Pauvre chère Elsie, un peu de patience, Kristian sera bientôt exécuté et vous n'aurez plus rien à redouter de lui.

 

– Qui sait ? balbutia-t-elle avec un frisson d'épouvante.

 

– Bah ! fit l'archéologue en riant, morte la bête, mort le venin !

 

– Je tremble à la seule pensée que par-delà le tombeau, ce monstre pourrait conserver une partie du pouvoir qu'il a pris sur ma pauvre cervelle…

 

– Ne songez pas à ces folies, murmura le milliardaire, troublé malgré lui ; je crois que votre imagination est pour beaucoup dans les terreurs que vous ressentez.

 

Malgré ces raisonnements, malgré les efforts de John Jarvis lui-même, Elsie n'arrivait pas à retrouver le calme et la santé morale. À mesure que les jours s'écoulaient, elle se montrait plus abattue et plus inquiète. Elle affirma, un soir, avec une conviction qui impressionnait Jarvis lui-même, que son persécuteur se rapprochait, que dans peu de temps il serait à proximité d'Isis-Lodge et qu'elle ne pourrait plus résister à ses ordres.

 

Le lendemain, à l'heure du breakfast, en parcourant les journaux que venait d'apporter le vieux majordome Wilbur Dane, elle faillit tomber en faiblesse.

 

Le hasard avait voulu que ses regards s'arrêtassent précisément sur le récit de l'évasion du docteur Kristian, qui avait réussi à s'enfuir du train qui le conduisait en Louisiane pour y être jugé.

 

– Je suis à bout de forces, murmura la jeune fille avec un découragement profond. On a laissé échapper le bandit ! Maintenant je n'aurai plus une minute de tranquillité. Vous verrez qu'il s'en prendra de nouveau à moi, à nous tous…

 

– C'est inimaginable, s'écria le banquier Rabington exaspéré. On ne viendra donc jamais à bout de ce brigand ! Il faut pourtant faire quelque chose. Que diriez-vous d'une prime de dix mille dollars offerte à qui fournira les moyens de capturer Klaus Kristian, ou seulement un renseignement intéressant.

 

– Le système de la prime a du bon, déclara John Jarvis, aussi y ai-je déjà pensé. J'ai lu les journaux de très bonne heure ce matin et j'ai fait ce qu'il fallait. Une affiche promettant une prime de quinze mille dollars au dénonciateur, est déjà apposée par mes soins à Clairmount et dans les environs. Dans la journée, l'affiche sera collée à Monroë et dans toute la Louisiane. Floridor s'en occupe en ce moment.

 

Miss Elsie remercia John Jarvis d'un faible sourire, Rabington d'un énergique shake-hand.

 

Le majordome Wilbur Dane entrait à ce moment dans la pièce, la mine effarée.

 

– Mr Jarvis, annonça-t-il, il y a un Noir qui vous demande, c'est pour la prime.

 

– Déjà, fit le détective en riant. Comment est-il ce Noir ?

 

– Il n'a rien de remarquable. Il paraît âgé d'une trentaine d'années, il est assez proprement vêtu ; il a plutôt l'air d'un ouvrier des mines.

 

– Faites-le entrer dans le petit salon, j'y vais à l'instant.

 

– Soyez prudent, dit Elsie, déjà inquiète en voyant le détective se lever pour sortir.

 

Il fut absent près de trois quarts d'heure ; il revint accompagné de Floridor. Tous deux paraissaient très satisfaits.

 

– Je crois, dit gravement Jarvis, que la prime est gagnée. Ce Noir connaît le repaire du docteur Kristian et il m'a donné d'intéressantes précisions sur l'évasion de celui-ci. C'est un jeune apache de San Francisco, un « hoodlum », le Petit Dadd, qui a joué le rôle de la vieille Miss évanouie, le prétendu cow-boy est un dangereux bandit connu sous le nom de Jonathan et qui a pour spécialité d'arrêter et de dévaliser les trains ; c'est lui certainement qui a eu l'idée de graisser les rails pour forcer le convoi à s'arrêter sous le tunnel. Le docteur a pour l'instant établi son quartier général dans une ferme abandonnée, située à une soixantaine de milles sur la frontière de l'Arkansas.

 

– Comment le Noir a-t-il pu connaître tous ces détails ? demanda Miss Elsie.

 

– Tout simplement parce qu'il fait partie de la bande du docteur.

 

– À votre place, je ne m'y fierais pas, murmura le banquier, en secouant la tête.

 

– Je crois au contraire qu'on peut avoir confiance en lui – jusqu'à un certain point. Ce n'est pas un bandit ordinaire, il a plutôt été victime des circonstances.

 

– En êtes-vous bien sûr ?

 

– Vous allez en juger. Il y a six mois, dans l'État de Nevada, il avait été chargé de conduire un fourgon rempli de barres d'argent, de la mine à la ville voisine. Le convoi fut attaqué et pillé par la bande du docteur, et notre Noir – il se nomme Peter David – fut fait prisonnier : on le crut complice des voleurs, et apprenant qu'il était condamné par défaut à trois ans de réclusion, il céda aux sollicitations et aux menaces et s'enrôla dans la troupe.

 

– Si tout cela est exact ?

 

– Il m'a donné les moyens de contrôler ses affirmations. Actuellement, il ne désire qu'une chose : vivre honnêtement après avoir fait réviser le jugement qui le condamne. Il est écœuré de la société des coquins qui l'ont embrigadé.

 

– L'espoir de toucher la prime, fit l'archéologue milliardaire, avec un petit rire sec, entre bien pour quelque chose, je pense, dans ces vertueuses dispositions.

 

– Cela est très humain et surtout très américain, répondit tranquillement John Jarvis, mais il y a encore autre chose : Peter David est amoureux et il compte se marier sitôt qu'il aura régularisé sa situation avec la justice.

 

« Ce qu'il y a de plus curieux, ajouta-t-il en se tournant vers Miss Elsie, c'est que vous connaissez la fiancée du Noir.

 

– Je ne vois pas qui cela peut être, dit précipitamment la jeune fille. À moins que ma femme de chambre Betty, disparue si mystérieusement…

 

– C'est elle-même. Cette courageuse fille, qui vous montra tant de dévouement, est prisonnière des bandits qui ont fait d'elle leur esclave, mais elle a su prendre sur Peter David une grande influence. C'est elle qui l'a décidé à venir me trouver…

 

– Il y a dans cette histoire quelque chose qui n'est pas clair, objecta le banquier Rabington, toujours méfiant. Comment Klaus Kristian a-t-il pu permettre à ce Noir de venir jusqu'ici ? Voilà ce que je ne m'explique pas.

 

– Vous ignorez donc que les hommes de la bande du docteur viennent très fréquemment à Clairmount, où ils ont de nombreux complices ? Peter David m'a affirmé que Kristian était renseigné jour par jour sur tout ce que nous faisions…

 

Le détective dit adieu à ses amis, il voulait être arrivé le soir même à proximité du repaire de Kristian, et il comptait commencer l'attaquer soit pendant la nuit, soit au lever du soleil. En partant, il promit à Miss Elsie de s'occuper avant toute chose de délivrer la fidèle Betty.

 

Une demi-heure plus tard, la Rolls Royce de John Jarvis stoppait en face du bureau de police de Clairmount. Les deux détectives y pénétrèrent suivis de Peter David.

 

Le Noir qui, à l'instigation de Betty, s'était décidé à jouer contre le docteur Kristian une si périlleuse partie était de physionomie et d'allures sympathiques, ses gros yeux exprimaient la bonté et la douceur ; son rire bruyant sonnait clair la franchise et l'insouciance. Grand et robuste il était vêtu d'un pantalon de toile, soutenu par une ceinture de flanelle rouge, et d'un veston de cuir. Un feutre à grands bords et une paire de bottes à gros clous complétaient son costume, qui dans cette région est aussi bien celui des cow-boys que des prospecteurs ou des travailleurs de plantations.

 

John Jarvis demanda le coroner qu'il connaissait personnellement, mais ce magistrat était absent. Il n'y avait au bureau de police que son secrétaire, un métis d'origine mexicaine, qui neuf fois sur dix, remplaçait son patron, presque toujours parti à la chasse ou à la pêche sur les bords du fleuve.

 

La physionomie du secrétaire Pablo Pedrillo ne plut pas à John Jarvis. Il semblait à la fois sournois et hargneux, et ses petits yeux aux prunelles jaunes ne regardaient jamais en face. Il paraissait plein de suffisance et pénétré de l'importance de ses fonctions. Tout en parlant, il faisait chatoyer avec ostentation les facettes d'un gros rubis qu'il portait à l'annulaire de la main droite.

 

Jarvis qui n'était venu trouver le coroner que pour se procurer une vingtaine d'hommes résolus, policemen ou miliciens, afin de cerner le repaire du docteur, fit part de ses projets à Pedrillo.

 

Celui-ci, à la grande surprise du détective, déclara qu'une expédition pareille ne se décidait pas ainsi au pied levé et qu'il était indispensable de consulter le coroner qui ne rentrait que fort tard dans la soirée, puis, comme pour bien montrer l'étendue de son autorité à un personnage aussi important que John Jarvis, il annonça qu'il avait l'intention d'interroger longuement Peter David et de le garder en prison jusqu'à plus ample informé.

 

Le détective ne comprenait rien à l'attitude de l'arrogant métis, qui par jalousie de métier ou pour toute autre cause, faisait preuve de la plus mauvaise volonté.

 

– Comment ! lui dit Jarvis avec un commencement de colère, je vous donne les moyens de débarrasser le pays d'une redoutable bande, et vous refusez !

 

– Nous verrons plus tard ! dit Pedrillo d'un ton hautain. Je réfléchirai.

 

– Vous savez fort bien qu'avec les espions dont il dispose, Klaus Kristian sera prévenu. Si on veut le capturer, il faut aller très vite.

 

– Ce n'est pas mon opinion. En attendant, je vais interroger ce coquin de nègre, qui me paraît des plus dangereux.

 

Et il montrait Peter David dont le visage avait pâli à la façon des Noirs, c'est-à-dire que ses joues étaient devenues d'un gris cendré. Le pauvre diable regrettait amèrement d'être venu pour ainsi dire se jeter dans la gueule du loup. John Jarvis le rassura d'un coup d'œil.

 

– Je suppose, dit-il à Pedrillo, que nous pouvons, mon ami Floridor et moi, assister à l'interrogatoire.

 

– J'en ai décidé autrement, déclara le métis avec insolence.

 

Sans plus de cérémonie, il jeta la porte au nez des deux détectives et s'enferma à double tour avec Peter David dans son cabinet.

 

Furieux, ils demeurèrent dans la petite pièce blanchie à la chaux qui servait de salle d'attente.

 

– Quel niais prétentieux que ce Pedrillo ! grommela Floridor.

 

– Avant peu je compte rabattre son arrogance, murmura John Jarvis.

 

– En attendant, je vais tout voir, fit le Canadien en collant un œil à une fente de la porte.

 

– Et moi je vais tout entendre ! ajouta Jarvis, qui avait approché de son oreille un disque de métal qui n'était autre qu'un minuscule, mais très puissant microphone d'invention récente.

 

Pedrillo avait fait asseoir Peter David à quelque distance du bureau derrière lequel il s'était assis et qui supportait entre autres objets un browning chargé, une alcarazas de terre rouge pleine d'eau fraîche, un verre et diverses paperasses.

 

Il faisait une chaleur étouffante. Le secrétaire commença par s'administrer un grand verre d'eau glacée puis l'interrogatoire commença. À la grande surprise de John Jarvis, Pedrillo semblait avoir laissé de côté l'arrogance dont il venait de faire preuve et il essayait de rassurer son prisonnier par toutes sortes de paroles mielleuses.

 

– Raconte-moi franchement tout ce que tu sais, lui dit-il, je t'interroge pour la forme. Si tu me dis la vérité, je te remettrai en liberté tout à l'heure.

 

Ainsi encouragé, le Noir répéta, sans se faire prier et à peu près dans les mêmes termes, tout ce qu'il avait révélé le matin à John Jarvis.

 

Tout en l'écoutant, Pedrillo avait ouvert un tiroir et sans que son prisonnier pût se rendre compte de ce qu'il faisait, il avait tiré d'une boîte une pilule de la grosseur d'une tête d'épingle, l'avait jetée dans son verre qu'il avait ensuite rempli d'eau.

 

Pas plus que le Noir, Floridor n'avait pu voir la minuscule boulette qui s'était, presque instantanément, dissoute dans l'eau, sans en troubler la transparence.

 

Depuis un instant, Peter David dont le front était couvert de sueur, regardait avec envie le verre et l'alcarazas, mais il n'osait dire qu'il mourait de soif. Pedrillo qui s'en était aperçu depuis longtemps le regardait avec un sourire bizarre.

 

– Tu dois avoir la gorge sèche, lui dit-il enfin, tu peux boire, cette eau est délicieusement fraîche.

 

Le Noir ne se fit pas répéter deux fois cette invitation. Il s'empara du verre et vida d'une seule gorgée la moitié de son contenu, puis, ainsi désaltéré, il continua son récit.

 

– Alors, lui demanda tout à coup Pedrillo d'un ton ironique, tu es sûr de faire arrêter Klaus Kristian ?

 

– J'en suis sûr.

 

– Eh bien, moi je ne le crois pas.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que, misérable, tu es déjà puni de la trahison que tu viens de commettre ; apprends que je suis un des fidèles du docteur. L'eau que tu as bue est empoisonnée. Tu n'as pas dix minutes à vivre !

 

Le Noir, en proie à une terreur folle, poussa un hurlement de bête aux abois.

 

Au même instant, la porte volait en éclats, John Jarvis et Floridor faisaient irruption dans la pièce. Avant que Pedrillo, surpris par cette intervention, eût le temps de s'emparer de son browning, Floridor l'avait saisi à la gorge et l'avait à moitié étranglé.

 

– Ne perdons pas de temps, dit Jarvis d'une voix brève, vite le contrepoison ou tu vas mourir !

 

– Il n'y en a pas… râla Pedrillo.

 

– Tu mens !… D'ailleurs nous allons bien voir, Floridor, fais ce que je t'ai dit !

 

Le Canadien ne se fit pas répéter deux fois cet ordre. Il pinça le nez de Pedrillo de telle façon que celui-ci fut obligé d'ouvrir la bouche ; alors, malgré sa résistance désespérée, il lui fit absorber jusqu'à la dernière goutte d'eau contenue dans le verre.

 

– Maintenant, dit tranquillement John Jarvis, je suis sûr qu'il va trouver le contrepoison.

 

Pedrillo tremblait de peur, ses dents claquaient.

 

– Là !… là… bégaya-t-il, dans le tiroir…

 

John Jarvis avait pris une boîte qui contenait des pilules blanches.

 

– Non pas celle-là, balbutia le misérable, les cheveux hérissés, les yeux agrandis par une indicible épouvante… Les pilules noires…, une seule suffira… Vite, de grâce…

 

Ce fut tout ce qu'il put dire, sa voix s'étranglait dans son gosier tellement il avait peur.

 

– Tant pis pour toi si tu as essayé de nous tromper, lui dit froidement John Jarvis, mais d'abord, commençons par Peter David.

 

Pendant toute cette scène le Noir n'avait ni bougé, ni parlé. Une torpeur invincible le gagnait, une froideur glaciale s'emparait de ses extrémités, ses lèvres bleuissaient, les globes de ses yeux chaviraient lentement.

 

– Pourvu qu'il soit encore temps !… murmura John Jarvis remué par cet horrible spectacle.

 

Avec toute la rapidité dont il était capable, Floridor rinça le verre, le remplit, y fit fondre une pilule noire et fit boire le malheureux Noir qui se laissa faire machinalement, comme s'il n'eût déjà plus eu conscience de ce qui l'entourait.

 

– À moi ! Je vous en supplie, râla Pedrillo. Mes mains se paralysent… Le froid gagne le cœur…

 

– J'ai grande envie de te laisser crever comme un chien, grommela le Canadien, tu ne l'aurais pas volé.

 

Il prépara cependant et fit boire un verre d'antidote au métis qui l'absorba avec une fiévreuse avidité.

 

L'effet du contrepoison fut d'ailleurs assez lent à se produire, surtout chez le Noir qui avait attendu plus longtemps avant d'en prendre. Ce ne fut qu'au bout d'une heure que les deux intoxiqués recouvrèrent complètement l'usage de leurs mouvements.

 

John Jarvis avait glissé dans sa poche les deux boîtes de pilules dont il se proposait d'effectuer l'analyse chimique sitôt qu'il aurait un moment de loisir.

 

Le détective était assez embarrassé de la bizarre situation où il se trouvait placé quand le coroner lui-même entra, le fusil en bandoulière, les épaules chargées d'une carnassière pleine de courlis, de vanneaux, de pluviers et d'autres oiseaux d'eau qu'il avait tués dans les marécages qui bordent le Mississippi.

 

Le magistrat qui avait été en relations avec John Jarvis lors du vol du cercueil de platine, le salua cordialement et le fit passer dans son cabinet. Là, le détective lui raconta, sans rien omettre, tout ce qui venait de se passer.

 

– Ce que vous m'apprenez ne me surprend pas, déclara le coroner. Pedrillo m'est depuis longtemps désigné comme un des espions que subventionne Klaus Kristian dans la région et je n'attendais qu'une occasion de le pincer en flagrant délit. Je vais le faire expédier aujourd'hui même à la prison de Monroë.

 

« En ce qui concerne la capture du docteur et de sa bande, je suis entièrement à votre disposition. Leur arrestation serait un soulagement pour toute la région. Mais si vous voulez m'en croire prenez les plus grandes précautions pour que personne n'ait vent de votre expédition.

 

– Je sais que Klaus Kristian a sa police à lui.

 

– N'en doutez pas, il serait immédiatement prévenu. Voici ce que je vous conseille. Ne partez qu'à la nuit tombante. Les hommes dont vous avez besoin seront convoqués par moi isolément, sans attirer l'attention, et un car vous transportera rapidement à proximité du repaire des bandits. Il vous sera facile de cerner leur camp pendant la nuit et de tomber dessus à l'improviste au point du jour.

 

John Jarvis ne put qu'approuver ces sages dispositions et remonta en auto avec Floridor et Peter David, dont le grand air acheva de dissiper l'engourdissement. Le pauvre Noir ne savait comment exprimer sa reconnaissance à ses sauveurs.

 
CHAPITRE III

UN COUP DE POIGNARD DANS LE CŒUR

Aux premiers rayons du matin, sous les écharpes légères de la brume, le paysage apparaissait, dans toute la grâce sauvage d'une nature vierge encore des outrages de la civilisation… Des troupes d'outardes, d'oies sauvages et de canards quittaient avec des cris joyeux les immenses champs de roseaux desséchés qui bruissaient au vent du matin. De gros caïmans au dos couvert de mousses verdoyantes se laissaient voluptueusement aller au fil de l'eau, en humant la première caresse du soleil. D'autres, tout petits, frétillants comme des lézards, se jouaient par myriades dans les étangs marécageux qui bordent les rives du Mississippi.

 

Le feuillage des grands peupliers blancs frissonnant sous la brise faisait entendre sa mélancolique chanson. Tout un monde de libellules et de coléoptères, aux corselets étincelants, s'échappait du tronc pourri des vieux saules, et des milliers de petits oiseaux secouaient leurs ailes humides de rosée et répondaient par leurs pépiements joyeux au coassement mélancolique des grenouilles géantes.

 

Une presqu'île formée par un rio, affluent du Mississippi, était couverte d'un bois touffu de hêtres, d'érables, de chênes et de lauriers au-delà desquels s'étendait un autre marécage. À trente milles à la ronde, la région entièrement déserte présentait le même caractère. Les fièvres mortelles qui montent de la boue putride, chauffée par le soleil, en avaient toujours chassé les squatters et les colons.

 

C'est au centre du bois qui couvrait la presqu'île que s'élevaient les ruines de la ferme abandonnée où le docteur Klaus Kristian et sa bande s'étaient réfugiés, à peu près certains que personne – même si leur retraite venait à être connue – ne viendrait les y déranger.

 

Depuis de longues années, le bâtiment qui remontait au temps de l'occupation de la Louisiane par la France, n'avait tenté aucun de ces voleurs de terrains si nombreux en Amérique. Tous ceux qui avaient tenté de s'établir dans cet endroit maudit avaient péri misérablement. Le voisinage des marais en rendait en certaines saisons l'atmosphère mortelle. Le dernier propriétaire, sa femme et ses quatre enfants avaient succombé aux fièvres, la même semaine, et un chasseur avait retrouvé leurs squelettes nettoyés par les fauves et les insectes.

 

Le docteur Klaus Kristian connaissait parfaitement cette sinistre légende, mais il s'était promis de quitter cette demeure inhospitalière sitôt que viendrait la saison des fièvres. En attendant, lui et ses hommes avaient là une retraite à peu près sûre, et située à proximité d'Isis-Lodge dont le bandit avait certaines raisons de ne pas s'éloigner.

 

Cette nuit-là, Klaus Kristian était revenu très tard d'un voyage à la ville de Monroë où il s'était rendu à cheval.

 

En entrant dans le vieux bâtiment, il avait été surpris de ne voir personne, la ferme semblait avoir été abandonnée précipitamment. Les caisses déclouées, les vêtements et les ustensiles jetés pêle-mêle sur le sol, décelaient une fuite soudaine.

 

– Est-ce que ces coquins m'auraient abandonné, songea-t-il, en montant à la chambre qu'il occupait au premier étage. Mais non, il y a autre chose… Je n'ai même pas trouvé Betty. Pour qu'ils l'aient emmenée, il faut qu'il se soit passé quelqu'événement grave.

 

La chambre présentait les mêmes traces de désordre que les pièces du rez-de-chaussée. Le docteur constata avec colère qu'une petite valise où il renfermait des papiers importants avait disparu.

 

Il ne savait que penser, lorsqu'à la clarté de sa lampe électrique de poche, il aperçut bien en vue, au milieu de la table placée au centre de la pièce, une feuille de papier sur laquelle on avait griffonné les lignes suivantes :

 

Peter David a trahi. Pedrillo est en prison. John Jarvis est en route pour cerner la ferme au lever du jour. Venez nous rejoindre sans retard au refuge.

 

Dadd.

 

Avec un grand sang-froid le bandit examina la situation. Il n'y avait évidemment qu'une chose à faire, suivre le conseil de Dadd. Le refuge auquel ce dernier faisait allusion était une cabane de branchages et de roseaux, bâtie dans la partie la plus inaccessible du marécage, et où les bandits pouvaient à la rigueur se cacher pendant quelques jours.

 

Après s'être assuré du bon fonctionnement de son browning, le bandit se mit en route, mais il n'avait pas fait trente pas qu'un grondement retentit à ses côtés. Il faisait déjà assez clair pour que Klaus Kristian pût reconnaître un redoutable dogue, de la race de ceux que les planteurs employaient autrefois à la chasse des esclaves marrons.

 

Le claquement sec d'une détonation se fit entendre ; le dogue avait roulé sur le sol, dans un hurlement d'agonie.

 

Klaus Kristian s'enfuit à toutes jambes sous une grêle de balles. Les coups de feu illuminaient toute la lisière du bois où John Jarvis avait embusqué ses hommes.

 

Pliant le dos, se faufilant entre les arbres, le fugitif contourna la ferme et s'engagea dans un autre sentier. Là aussi le passage lui était fermé et des aboiements furieux éclataient de toutes parts dans les fourrés.

 

Blessé d'une balle à la jambe, les vêtements déchirés aux épines des buissons, il parvint à grand-peine à rentrer dans la ferme, dont il barricada toutes les issues avec des caisses, des tonneaux, des pièces de bois, tout ce qui lui tomba sous la main.

 

Il était momentanément en sûreté, mais, il le comprenait, sa capture n'était qu'une affaire de temps ; de tous côtés la retraite lui était coupée.

 

Il se rendait aussi parfaitement compte que, cette fois, on ne cherchait nullement à le prendre vivant. On voulait simplement se débarrasser de lui, comme d'une bête malfaisante ; les coups de feu qu'il venait d'essuyer le prouvaient surabondamment.

 

Il remonta dans la chambre dont la fenêtre était munie d'épais volets de bois percés d'une meurtrière. Il avait une carabine, un browning et une certaine quantité de cartouches, il pouvait tenir encore longtemps, et d'ici là on viendrait peut-être à son secours.

 

Le bâtiment très ancien avait d'épaisses murailles ; il datait des anciennes luttes des Peaux-Rouges contre les Blancs, et les fenêtres très étroites étaient grillées de solides barreaux. Enfin de la chambre, on commandait l'unique porte qui donnât accès dans l'intérieur de la ferme.

 

Tout en réfléchissant, Klaus Kristian ne perdait pas de vue la lisière du bois où s'abritaient ses ennemis.

 

– S'ils savaient que je suis tout seul, songea-t-il, ils n'y mettraient pas tant de façons.

 

À ce moment un Noir sortit d'un buisson et se mit à ramper dans la direction de la porte. Le docteur le visa longuement, et tira. Atteint à l'épaule, le Noir eut un soubresaut convulsif et demeura immobile.

 

– Et d'un ! ricana le bandit, à un autre ! Mais…

 

Il s'était retourné brusquement, il venait d'entendre derrière lui, un bruit singulier, qui semblait partir de la cheminée de la chambre.

 

Il s'approcha, deux jambes maigres et couvertes de suie se trémoussaient au-dessus de l'âtre. Il empoigna une des jambes et la tira de toutes ses forces. Dans l'intérieur du tuyau, il y eut une explosion de jurons et d'imprécations.

 

– Laissez-moi donc tranquille, docteur, criait-on, vous me faites mal. C'est moi Dadd, le petit Dadd !

 

De surprise, le docteur lâcha la jambe qu'il tenait.

 

La minute d'après, il courait à la meurtrière qu'il avait un instant quittée. Il lui semblait avoir entendu du bruit au rez-de-chaussée.

 

Il ne s'était pas trompé, un Noir avait mis à profit sa courte absence pour s'approcher de la porte, et il en entamait le bois avec un solide bowie-knife.

 

Klaus Kristian mit l'homme en fuite à coups de browning et retourna à la cheminée.

 

Un personnage mince et fluet achevait d'en sortir, le visage, les mains et les cheveux si complètement barbouillés de suie qu'on eût pu le prendre pour un nègre.

 

Le nouveau venu, un étique adolescent dont le visage osseux, au nez crochu, au menton en galoche, aux petits yeux verdâtres, offrait un comique irrésistible, n'était autre que celui qui avait joué le rôle de la vieille miss évanouie, lors de l'évasion. En l'apercevant, ainsi barbouillé, Klaus Kristian ne put s'empêcher de rire.

 

– D'où viens-tu, mauvais drôle ? lui dit-il paternellement. Et par où diable as-tu passé ?

 

– Parbleu vous le voyez bien, grommela Dadd en s'essuyant le visage avec un vieux journal ; tout à l'heure, j'ai cru que vous alliez m'arracher la jambe !…

 

Dadd était ce qu'on appelle à San Francisco un « hoodlum », un jeune rôdeur ; le docteur l'avait cueilli un beau matin sur le pavé de la grande ville de l'Ouest et, amusé de sa face simiesque et de ses espiègleries, l'avait enrôlé dans sa bande. Dadd avait pour le docteur un dévouement et une admiration sans bornes.

 

– Tout cela ne m'explique pas, méchant babouin, reprit Kristian, comment tu as pu traverser la ligne des policemen.

 

– Ah ! voilà ! fit le jeune voyou, avec un facétieux clignement d'œil. Ça n'est pas à la portée de tout le monde. J'ai grimpé dans un arbre et j'ai sauté de branche en branche, comme un écureuil, jusqu'à ce que j'aie atteint le grand platane qui s'étend au-dessus de la ferme. J'ai pris pied sur le toit. Je me suis étendu à plat ventre dans les herbes qui le couvrent et j'ai pu entrer dans la cheminée sans être vu.

 

– Ça ne m'avance pas à grand-chose que tu sois là, reprit durement le docteur ramené au sentiment de la situation. Que font Jonathan et les autres ?

 

– Désarroi complet. Ils ne savent que faire. Il y en a qui croient que vous êtes pris. Ils sont découragés. Ils n'ignorent pas que s'ils sortent de leur refuge, ils tomberont sous les balles des policemen.

 

– Ce sont des poltrons, de vraies brutes. Il n'y a nulle initiative, nulle intelligence à attendre d'eux quand je ne suis pas là !… Enfin, tu as bien fait de venir. Tu vas peut-être m'être utile.

 

Kristian s'était assis à la table, sur laquelle se trouvaient du papier et de l'encre.

 

Cinq longues minutes, le docteur demeura plongé dans ses réflexions, puis il se mit à écrire fiévreusement :

 

– Oui, grommela-t-il, il n'y a que ce moyen, si hasardeux soit-il.

 

Dadd en faction à la meurtrière venait de tirer un coup de feu sur les assaillants. Ceux-ci y répondirent par une fusillade nourrie. Une balle fit sauter dans l'intérieur de la pièce un large éclat de bois.

 

– Du train dont ils y vont, dit froidement le docteur, ils seront ici avant une demi-heure. Écoute ici, Dadd.

 

– Que faut-il faire ?

 

– Tu peux retourner par le même chemin que tu as pris pour venir ?

 

– Parbleu !

 

– Tu vas porter ce billet à Jonathan, il faut qu'il suive exactement les instructions que je lui donne. Tu lui remettras aussi ces deux flacons que j'enveloppe soigneusement, prends garde de les casser ou de les perdre, ma vie en dépend. Tu as compris ? Maintenant, il commence à faire jour, fiche-moi le camp et ne te fais pas prendre.

 

Klaus Kristian avait habitué tous ceux qui l'approchaient à l'obéissance la plus passive. Sans se permettre la moindre réflexion, Dadd glissa le billet et les flacons dans la poche intérieure de sa veste de toile et disparut dans le tuyau de la cheminée.

 

Pour distraire l'attention des assaillants pendant que son messager sauterait du toit dans les branches du platane, le docteur tira plusieurs coups de feu, et au bout d'une dizaine de minutes il fut à peu près certain que Dadd, grâce à son agilité simiesque, avait pu gagner la cime des grands arbres où il se trouvait en sûreté.

 

Dès lors le docteur ne se donna plus la peine de répondre aux coups de feu de ceux qui l'assiégeaient.

 

Ces derniers voyant qu'il ne se défendait plus crurent d'abord à une ruse de guerre, puis ils s'enhardirent. Après quelques hésitations, la porte fut enfoncée à coups de hache et les policemen que dirigeaient John Jarvis et Floridor envahirent le rez-de-chaussée.

 

À leur grande surprise, il était vide, le browning au poing, ils montèrent au premier étage.

 

Là un horrible spectacle les attendait.

 

Le docteur Klaus Kristian gisait étendu sur le dos, au milieu d'une mare de sang. À côté de lui un bowie-knife rouge jusqu'au manche, avait sans nul doute causé la profonde blessure qui trouait la cage thoracique, juste à la place du cœur.

 

John Jarvis posa la main sur la poitrine du docteur, approcha de ses lèvres une glace de poche qui ne fut pas ternie. Klaus Kristian était bien mort. Les extrémités commençaient à se refroidir et ses traits offraient cette crispation qui pince les narines, abaisse le coin des lèvres et qui est un des signes caractéristiques de la disparition de la vie. Les médecins l'appellent le faciès hippocratique, parce qu'elle fut observée pour la première fois par le grand Hippocrate.

 

– C'est à n'y rien comprendre, murmura John Jarvis. Puis où sont les autres ?…

 

– Je suppose qu'ils se sont enfuis par quelque souterrain, après avoir tué leur chef.

 

– Non, objecta Peter David, il n'y a pas de souterrain, le terrain est trop marécageux pour qu'on puisse le creuser. Ce n'est pas cela… Les bandits ont dû être prévenus et se réfugier dans les marais, où ils se sont ménagés une retraite que je connais bien mais qui est à peu près inabordable.

 

– L'essentiel, fit le Canadien en montrant le hideux cadavre, c'est que nous soyons débarrassés de ce génie malfaisant.

 

Un policeman venait d'entrer dans la chambre, la physionomie toute bouleversée.

 

– Descendez vite, cria-t-il, les bandits viennent de mettre le feu à la forêt en deux ou trois endroits ; et l'on entend à travers les flammes des appels déchirants, des cris de femme.

 

– Betty ! s'écria Peter David en s'élançant hors de la chambre. Ils vont la brûler toute vive, si nous n'arrivons à temps.

 

John Jarvis et tous ses hommes se précipitèrent du côté d'où partaient les cris. Le feu alimenté par les roseaux desséchés qui couvraient le marécage se propageait avec une rapidité terrible et gagnait la forêt qui disparaissait déjà sous un épais nuage de fumée.

 

Peter David qui, sans réfléchir, s'était élancé au milieu du brasier, aperçut bientôt Betty, attachée au tronc d'un érable avec des cordes et entourée d'un cercle de feu qui allait sans cesse en se rétrécissant.

 

À demi asphyxiée, la malheureuse n'avait plus la force d'appeler au secours. Peter coupa rapidement les cordes, chargea Betty sur ses épaules et sous une pluie de flammèches et d'étincelles parvint à rejoindre ses camarades.

 

Tout le monde d'ailleurs dut fuir devant l'incendie qui prenait de grandes proportions et se réfugier de l'autre côté d'un étang qui offrait aux flammes un obstacle infranchissable.

 

Là on s'occupa de ranimer Betty et de panser les brûlures qu'elle portait aux mains et au visage.

 

John Jarvis et ses hommes durent attendre deux longues heures avant de pouvoir passer. Heureusement l'incendie, limité par les eaux du marécage, se localisa de lui-même. Puis les plantes aquatiques desséchées, après avoir jeté de hautes flammes claires, s'étaient éteintes comme un feu de paille. Seuls les gros arbres qui entouraient la ferme continuaient à brûler.

 

À midi tout était terminé.

 

John Jarvis eut la satisfaction de voir repartir indemnes dans le car qui les avait amenés tous les hommes qui avaient fait partie de cette expédition de police. Un seul, celui qui avait été blessé à l'épaule, était assez sérieusement atteint.

 

D'ailleurs ils étaient presqu'aussi satisfaits d'avoir contribué à la mort du redoutable bandit que de la façon royale dont ils avaient été payés de leur peine.

 

S'ils avaient pris Klaus Kristian vivant, ils eussent certainement procédé à son exécution sommaire et l'eussent lynché sans miséricorde.

 

Betty avait été déposée avec précaution par Peter David dans l'automobile et le Noir lui faisait absorber quelques cuillerées d'un cordial énergique.

 

John Jarvis n'attendait plus que le retour de Floridor pour reprendre le chemin d'Isis-Lodge. Le Canadien était en effet demeuré eu arrière du reste de la troupe et le détective commençait à s'inquiéter de l'absence prolongée de son fidèle collaborateur lorsqu'il le vit accourir tout essoufflé.

 

– Dépêche-toi donc, lui cria-t-il, j'allais aller à ta recherche. Pourquoi donc es-tu resté si longtemps ?

 

– J'ai eu la curiosité de retourner jusqu'à la ferme pour voir s'il ne s'était produit rien de nouveau.

 

– Eh bien ?

 

– Le cadavre de Klaus Kristian avait disparu. Que pensez-vous de cela ?

 

– C'est en effet assez singulier, murmura le détective devenu soucieux. Je ne suppose pourtant pas que les bandits qu'il commandait veuillent lui faire des obsèques solennelles.

 

– Ce n'est pas cela, dit le Canadien, je crois moi, tout simplement, que les amis aussi bien que les ennemis de Klaus Kristian veulent être bien sûrs qu'il est réellement mort ; ils ont voulu le vérifier par eux-mêmes, de visu.

 

– Tu as raison c'est la seule explication plausible. Enfin, de toute façon, nous voilà débarrassés de ce misérable.

 

Tout en parlant Floridor avait remis le moteur en marche. On reprit le chemin d'Isis-Lodge. John Jarvis avait hâte d'annoncer sa victoire à Miss Elsie qui elle-même, attendait sa venue avec une grande impatience.

 

Installée sur la plus haute terrasse du palais et armée d'une longue-vue, elle guettait le retour de l'auto. Sitôt qu'elle l'eut aperçue, elle sauta dans l'ascenseur et atteignit le vestibule au moment même où John Jarvis en franchissait le seuil.

 

– Le docteur est-il capturé ? demanda-t-elle anxieuse.

 

– Mieux que cela, il est mort, vous pourrez désormais dormir tranquille.

 

– J'ose à peine y croire…

 

– Et je vous apporte encore une bonne nouvelle, nous avons retrouvé et délivré Betty, non sans mal d'ailleurs, les bandits étaient en train de la faire brûler vive.

 

– Pauvre Betty, murmura la jeune fille avec émotion, comment pourrai-je la récompenser !… Où est-elle ? Je veux la voir !…

 

– Vous la verrez après le breakfast, répliqua gaiement Oliver Broom qui venait d'entrer à l'improviste. Vous oubliez que nous sommes encore à jeun, et que votre protégée est dans le même cas.

 

Le vieux roi de l'acier, maintenant complètement rétabli, avait offert son bras à la jeune fille et l'on passa dans la salle à manger où se trouvaient déjà le banquier Rabington et Floridor.

 

C'était une des pièces les plus somptueuses du palais. Les murailles étaient tendues de cuir gaufré, doré et colorié, de précieux bahuts et des vaisseliers arrachés à la France et à l'Italie, étalaient des verreries chatoyantes, des faïences et des porcelaines d'une valeur inestimable. Par les hautes fenêtres qu'encadraient des rideaux de brocatelle aux plis cassants retenus par des câbles d'or, des vitraux gothiques versaient une lueur mystérieuse. Ils représentaient les Noces de Cana, la Pêche miraculeuse, le Festin des Centaures et des Lapithes et le Banquet de Nabuchodonosor. La table et les sièges, en ébène incrusté d'ivoire et de pierres dures étaient de véritables pièces de musée, des chefs-d'œuvre de la Renaissance italienne. Aux quatre angles de gigantesques amphores en cristal de roche, remplies de glace, répandaient une fraîcheur délicieuse. Enfin le lustre en cuivre martelé était une merveille de l'art hollandais au XVIe siècle.

 

Le menu était digne de ce splendide décor, car le maître de la maison était aussi érudit en cuisine que dans toute autre branche du savoir. À côté des mets classiques nous citerons pour mémoire à titre de curiosité un rôti de nandou farci de bécassines et présenté sur un lit d'ignames à la sauce caraïbe et les queues de jeunes alligators lardées et truffées, qui malgré leur légère odeur de musc, sont, au dire des connaisseurs, un régal incomparable[4].

 

Miss Elsie toucha à peine aux mets que lui présentait solennellement dans les plats en or massif au chiffre d'Oliver Broom un maître d'hôtel à l'attitude imposante. Dès le dessert qui offrait au milieu des massifs d'orchidées parant la table une étonnante variété de tous les fruits que produisent les tropiques, la jeune fille s'était levée et avait couru à la chambre de Betty.

 

La fidèle camériste avait eu, somme toute, plus de peur que de mal. Les brûlures du visage étaient sans gravité, seules celles des mains étaient sérieuses. Peter David avait profité de la circonstance pour rendre à la jeune fille tous les soins, tous les petits services d'un adorateur dévoué. Il lui avait découpé sa viande, l'avait fait boire avec toute la galanterie dont peut être capable un nègre amoureux.

 

Déjà remise des violentes émotions qu'elle avait éprouvées, Betty se laissait servir avec nonchalance. En voyant entrer Elsie, Peter David battit précipitamment en retraite.

 

Betty était une robuste Irlandaise dont les joues roses, les yeux d'un bleu très clair et les tresses blondes formaient un étrange contraste avec les faces basanées noires ou bistrées des naturels du pays. Sans être jolie elle avait une physionomie ouverte et, comme beaucoup d'Irlandaises, très gaie. En apercevant sa maîtresse elle s'était levée d'un bond pour aller à sa rencontre.

 

– Ne te dérange pas, dit la jeune fille, je suis bien heureuse de voir que tu as pu t'échapper. Vraiment, je te croyais morte et j'en ai eu beaucoup de chagrin.

 

– Miss Elsie est trop bonne ! Et je suis bien reconnaissante à miss Elsie de l'intérêt qu'elle me témoigne.

 

– C'est ton fiancé, ce Noir qui sort d'ici ?

 

Betty devint rouge comme une cerise.

 

– Je ne lui ai rien promis, murmura-t-elle avec embarras, je ne sais pas encore ce que je déciderai… mais, vraiment, quel dommage que ce soit un Noir ! Je puis dire que, sans lui, je ne serais pas vivante à l'heure qu'il est.

 

– Il se jetterait dans le feu pour t'être agréable ?

 

– Il l'a fait, pas plus tard que ce matin.

 

Elsie ne put s'empêcher de sourire.

 

– La reconnaissance, dit-elle, te fera peut-être oublier le teint un peu foncé de ton adorateur. C'est à toi de réfléchir… Pour le moment parlons de ta captivité. Je veux que tu me racontes tes aventures chez les bandits. Et d'abord comment se sont-ils emparés de toi ?

 

– Miss Elsie n'a pas oublié dans quelle situation tragique nous nous trouvions, Mr Oliver était à l'agonie et nous étions gardées à vue par les bandits de Klaus Kristian.

 

« Un soir, j'avais réussi à m'échapper pour jeter à la poste une lettre adressée à Mr Rabington, je revenais tout heureuse d'y avoir réussi, en suivant la grande route qui mène à Isis-Lodge, quand je fus appréhendée par deux Noirs qui me bandèrent les yeux, me bâillonnèrent et me jetèrent dans une camionnette.

 

« On ne me rendit l'usage de mes mouvements que lorsque nous fûmes arrivés à la ferme abandonnée qui servait de repaire aux bandits.

 

« Pendant plusieurs mois j'ai subi l'esclavage le plus dur. Accablée d'injures, de menaces et parfois de mauvais traitements, j'avais à veiller à la nourriture et à l'entretien d'une trentaine de coquins tous plus exigeants et plus brutaux les uns que les autres.

 

« J'étais désespérée.

 

– Tu n'as pas essayé de t'enfuir ?

 

– Impossible, il eût fallu traverser d'immenses marécages, et des lacs de boue dont tous les passages étaient soigneusement gardés.

 

« Je ne sais ce que je serais devenue si Peter David ne m'avait prise sous sa protection. Grâce à lui, personne n'osa me manquer de respect, bien que je fusse la seule femme au milieu de cette bande de voleurs de grand chemin. Je finis par faire comprendre à Peter qui souffrait beaucoup d'être associé à de pareils misérables qu'il aurait tout intérêt à aller trouver Mr John Jarvis dont il m'avait fait connaître la présence à Isis-Lodge.

 

– J'ai de grandes obligations envers toi, dit Elsie, très touchée de ce récit – à travers lequel elle devinait bien des choses que Betty n'avait pas osé raconter – c'est par dévouement pour moi que tu as enduré toutes ces souffrances. Demande-moi ce que tu voudras, je te l'accorderai.

 

– Promettez-moi de me garder toujours avec vous, murmura la jeune fille, c'est tout ce que je désire.

 

– C'est entendu, et si tu veux épouser ton Noir, je le prendrai à mon service, et c'est moi qui me charge de ta dot !

 

Betty demeurait hésitante.

 

– J'ai beaucoup d'affection pour Peter, mais il y a dans ce pays un tel préjugé contre les coloured-men…

 

– Tu réfléchiras… Tu comprends que sur ce sujet je ne puis te donner aucun conseil…

 

« En attendant j'ai déposé trente mille dollars en ton nom à la banque de Mr Rabington… »

 

Vive et légère comme un oiseau, Elsie avait déjà disparu sans écouter les remerciements de sa dévouée chamber-maid. Depuis qu'elle était sûre de la mort de Klaus Kristian, elle se sentait allégée d'un poids énorme.

Source: http://www.ebooksgratuits.com


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