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Illustration: Le Grand Meaulnes (chap21-22-23) - alain-fournier

Le Grand Meaulnes (chap21-22-23)


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2008-06-30

Lu par Christophe
Livre audio de 26min
Fichier Mp3 de 23,3 Mo

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Feuilleton audio (46 Chapitres)

2ème Partie - Chapitres 21,22 et 23
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Où il est question du domaine mystérieux.

L'après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout le long du cours, le même désordre et la même fraude. Le bohémien avait apporté d'autres objets précieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'à un petit singe qui griffait sourdement l'intérieur de sa gibecière... A chaque instant il fallait que M. Seurel s'interrompit pour examiner ce que le malin garçon venait de tirer de son sac... Quatre heures arrivèrent et Meaulnes était le seul à avoir fini ses problèmes.

Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il n'y avait plus, semblait-il, entre les heures de cours et de récréation, cette dure démarcation qui faisait la vie scolaire simple et réglée comme par la succession de la nuit et du jour. Nous en oubliâmes même de désigner comme d'ordinaire à M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux élèves qui devaient rester pour balayer la classe. Or, nous n'y manquions jamais car c'était une façon d'annoncer et de hâter la sortie du cours.

Le hasard voulut que ce fût ce jour-là te tour du grand Meaulnes ; et dès le matin j'avais, en causant avec lui, averti le bohémien que les nouveaux étaient toujours désignés d'office pour faire le second balayeur, le jour de leur arrivée.

Meaulnes revint en classe dès qu'il eut été chercher le pain de son goûter. Quant au bohémien, il se fit longtemps attendre et arriva le dernier, en courant, comme la nuit commençait de tomber...

"Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon compagnon, et pendant que je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu'il m'a volé".

Je m'étais donc assis sur une petite table, auprès de la fenêtre, lisant à la dernière lueur du jour, et je les vis tous les deux déplacer en silence les bancs de l'école--le grand Meaulnes, taciturne et l'air dur, sa blouse noire boutonnée à trois boutons en arrière et sanglée à la ceinture ; l'autre, délicat, nerveux, la tête bandée comme un blessé. Il était vêtu d'un mauvais paletot, avec des déchirures que je n'avais pas remarquées pendant le jour. Plein d'une ardeur presque sauvage, il soulevait et poussait les tables avec une précipitation folle, en souriant un peu. On eût dit qu'il jouait là quelque jeu extraordinaire dont nous ne connaissons pas le fin mot.

Ils arrivèrent ainsi dans le coin le plus obscur de la salle, pour déplacer la dernière table.

En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait renverser son adversaire, sans que personne du dehors eût chance de les apercevoir ou de les entendre par les fenêtres. Je ne comprenais pas qu'il laissât échapper une pareille occasion. L'autre, revenu près de la porte, allait s'enfuir d'un instant à l'autre, prétextant que la besogne était terminée, et nous ne le reverrions plus. Le plan et tous les renseignements que Meaulnes avait mis si longtemps à retrouver, à concilier, à réunir, seraient perdus pour nous...

A chaque seconde j'attendais de mon camarade un signe, un mouvement, qui m'annonçât le début de la bataille, mais le grand garçon ne bronchait pas. Par instants, seulement, il regardait avec une fixité étrange et d'un air interrogatif le bandeau du bohémien, qui, dans la pénombre de la tombée de la nuit, paraissait largement taché de noir.

La dernière table fut déplacée sans que rien arrivât.

Mais au moment où, remontant tous les deux vers le haut de la classe, ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de balai, Meaulnes, baissant la tête et sans regarder notre ennemi, dit à mi-voix :

"Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sont déchirés".

L'autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu'il disait, mais profondément ému de le lui entendre dire.

"Ils ont voulu, répondit-il, m'arracher votre plan tout à l'heure, sur la place. Quand ils ont su que je voulais revenir ici balayer la classe, ils ont compris que j'allais faire la paix avec vous, ils se sont révoltés contre moi. Mais je l'ai tout de même sauvé", ajouta-t-il fièrement, en tendant à Meaulnes le précieux papier plié. Meaulnes se tourna lentement vers moi :

"Tu entends ? dit-il. Il vient de se battre et de se faire blesser pour nous, tandis que nous lui tendions un piège !"

Puis cessant d'employer ce "vous" insolite chez des écoliers de Sainte-Agathe :

"Tu es un vrai camarade", dit-il, et il lui tendit la main.

Le comédien la saisit et demeura sans parole une seconde, très troublé, la voix coupée... Mais bientôt avec une curiosité ardente il poursuivit :

"Ainsi vous me tendiez un piège ! Que c'est amusant ! Je l'avais deviné et je me disais : ils vont être bien étonnés, quand m'ayant repris ce plan, ils s'apercevront que je l'ai complété...

- Complété ?

- Oh ! attendez ! Pas entièrement..."

Quittant ce ton enjoué, il ajouta gravement et lentement, se rapprochant de nous :

"Meaulnes, il est temps que je vous le dise : moi aussi je suis allé là où vous avez été. J'assistais à cette fête extraordinaire. J'ai bien pensé, quand les garçons du Cours m'ont parlé de votre aventure mystérieuse, qu'il s'agissait du vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer je vous ai volé votre carte... Mais je suis comme vous : j'ignore le nom de ce château ; je ne saurais pas y retourner ; je ne connais pas en entier le chemin qui d'ici vous y conduirait".

Avec quel élan, avec quelle intense curiosité, avec quelle amitié nous nous pressâmes contre lui ! Avidement Meaulnes lui posait des questions... Il nous semblait à tous deux qu'en insistant ardemment auprès de notre nouvel ami, nous lui ferions dire cela même qu'il prétendait ne pas savoir.

"Vous verrez, vous verrez, répondait le jeune garçon avec un peu d'ennui et d'embarras, je vous ai mis sur le plan quelques indications que vous n'aviez pas... C'est tout ce que je pouvais faire".

Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme :

"Oh ! dit-il tristement et fièrement, je préfère vous avertir : je ne suis pas un garçon comme les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me tirer une balle dans la tête et c'est ce qui vous explique ce bandeau sur le front, comme un mobile de la Seine, en 1870...

- Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est rouverte", dit Meaulnes avec amitié.

Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit d'un ton légèrement emphatique :

- Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas réussi, je ne continuerai à vivre que pour l'amusement, comme un enfant, comme un bohémien. J'ai tout abandonné. Je n'ai plus ni père, ni soeur, ni maison, ni amour... Plus rien, que des compagnons de jeux.

- Ces compagnons-là vous ont déjà trahi, dis-je.

- Oui, répondit-il avec animation. C'est la faute d'un certain Delouche. Il a deviné que j'allais faire cause commune avec vous. Il a démoralisé ma troupe qui était si bien en main. Vous avez vu cet abordage, hier au soir, comme c'était conduit, comme ça marchait ! Depuis mon enfance, je n'avais rien organisé d'aussi réussi..."

Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous désabuser tout à fait sur son compte :

"Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c'est que ? je m'en suis aperçu ce matin ? il y a plus de plaisir à prendre avec vous qu'avec la bande de tous les autres. C'est ce Delouche surtout qui me déplaît. Quelle idée de faire l'homme à dix-sept ans ! Rien ne me dégoûte davantage... Pensez-vous que nous puissions le repincer ?

- Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avec nous ?

- Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblement seul. Je n'ai que Ganache..."

Toute sa fièvre, tout son enjouement étaient tombés soudain. Un instant, il plongea dans ce même désespoir où sans doute, un jour, l'idée de se tuer l'avait surpris.

"Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez : je connais votre secret et je l'ai défendu contre tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous avez perdue..."

Et il ajouta presque solennellement :

"Soyez mes amis pour le jour où je serais encore à deux doigts de l'enfer comme une fois déjà... Jurez-moi que vous répondrez quand je vous appellerai--quand je vous appellerai ainsi... (et il poussa une sorte de cri étrange : Hou-ou !...) Vous, Meaulnes, jurez d'abord !"

Et nous jurâmes, car, enfants que nous étions, tout ce qui était plus solennel et plus sérieux que nature nous séduisait.

"En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vous dire : je vous indiquerai la maison de Paris où la jeune fille du château avait l'habitude de passer les fêtes : Pâques et la Pentecôte, le mois de juin et quelquefois une partie de l'hiver".

A ce moment une voix inconnue appela du grand portail, à plusieurs reprises, dans la nuit. Nous devinâmes que c'était Ganache, le bohémien, qui n'osait pas ou ne savait comment traverser la cour. D'une voix pressante, anxieuse, il appelait tantôt très haut, tantôt presque bas :

"Hou-ou ! Hou-ou !

- Dites ! Dites vite !" cria Meaulnes au jeune bohémien qui avait tressailli et qui rajustait ses habits pour partir.

Le jeune garçon nous donna rapidement une adresse à Paris, que nous répétâmes à mi-voix. Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son compagnon à la grille, nous laissant dans un état de trouble inexprimable.

L'Homme aux espadrilles.

Cette nuit-là, vers trois heures du matin, la veuve Delouche, l'aubergiste, qui habitait dans le milieu du bourg, se leva pour allumer son feu. Dumas, son beau-frère, qui habitait chez elle, devait partir en route à quatre heures, et la triste bonne femme, dont la main droite était recroquevillée par une brûlure ancienne, se hâtait dans la cuisine obscure pour préparer le café. Il faisait froid. Elle mit sur sa camisole un vieux fichu, puis tenant d'une main sa bougie allumée, abritant la flamme de l'autre main ? la mauvaise ? avec son tablier levé, elle traversa la cour encombrée de bouteilles vides et de caisses à savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la porte du bûcher qui servait de cabane aux poules... Mais à peine avait-elle poussé la porte que, d'un coup de casquette si violent qu'il fit ronfler l'air, un individu surgissant de l'obscurité profonde éteignit la chandelle, abattit du même coup la bonne femme et s'enfuit à toutes jambes, tandis que les poules et les coqs affolés menaient un tapage infernal.

L'homme emportait dans un sac ? comme la veuve Delouche retrouvant son aplomb s'en aperçut un instant plus tard ? une douzaine de ses poulets les plus beaux.

Aux cris de sa belle-soeur, Dumas était accouru. Il constata que le chenapan, pour entrer, avait dû ouvrir avec une fausse clef la porte de la petite cour et qu'il s'était enfui, sans la fermer, par le même chemin. Aussitôt, en homme habitué aux braconniers et aux chapardeurs, il alluma le falot de sa voiture, et le prenant d'une main, son fusil chargé de l'autre, il s'efforça de suivre la trace du voleur, trace très imprécise ? l'individu devait être chaussé d'espadrilles ? qui le mena sur la route de La Gare puis se perdit devant la barrière d'un pré. Forcé d'arrêter là ses recherches, il releva la tête, s'arrêta... et entendit au loin, sur la même route, le bruit d'une voiture lancée au grand galop, qui s'enfuyait...

De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la veuve, s'était levé et, jetant en hâte un capuchon sur ses épaules, il était sorti en chaussons pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout était plongé dans l'obscurité et le silence profond qui précèdent les premières lueurs du jour. Arrivé aux Quatre-Routes, il entendit seulement ? comme son oncle ? très loin, sur la colline des Riaudes, le bruit d'une voiture dont le cheval devait galoper les quatre pieds levés. Garçon malin en fanfaron, il se dit alors, comme il nous le répéta par la suite avec l'insupportable grasseyement des faubourgs de Montluçon :

"Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il n'est pas dit que je n'en "chaufferai" pas d'autres, de l'autre côté du bourg".

Et il rebroussa chemin vers l'église, dans le même silence nocturne.

Sur la place, dans la roulotte des bohémiens, il y avait une lumière. Quelqu'un de malade sans doute. Il allait s'approcher, pour demander ce qui était arrivé, lorsqu'une ombre silencieuse, une ombre chaussée d'espadrilles, déboucha des Petits-Coins et accourut au galop, sans rien voir, vers le marchepied de la voiture...

Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache, s'avança soudain dans la lumière et demanda à mi-voix :

"Eh bien ! Qu'y a-t-il ?

Hagard, échevelé, édenté, l'autre s'arrêta, le regarda, avec un rictus misérable causé par l'effroi et la suffocation, et répondit d'une haleine hachée :

"C'est le compagnon qui est malade... Il s'est battu hier soir et sa blessure s'est rouverte... Je viens d'aller chercher la soeur".

En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué, rentrait chez lui pour se recoucher, il rencontra, vers le milieu du bourg, une religieuse qui se hâtait.

Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur le seuil de leurs portes avec les mêmes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d'indignation et, par le bourg, comme une traînée de poudre.

Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures du matin, une carriole qui s'arrêtait et dans laquelle on chargeait en hâte des paquets qui tombaient mollement. Il n'y avait, dans la maison, que deux femmes et elles n'avaient pas osé bouger. Au jour, elles avaient compris, en ouvrant la basse-cour, que les paquets en question étaient les lapins et la volaille... Millie, durant la première récréation, trouva devant la porte de la buanderie plusieurs allumettes à demi brûlées. On en conclut qu'ils étaient mal renseignés sur notre demeure et n'avaient pu entrer... Chez Perreux, chez Boujardon et chez Clément, on crut d'abord qu'ils avaient volé aussi les cochons, mais on les retrouva dans la matinée, occupés à déterrer des salades, dans différents jardins. Tout le troupeau avait profité de l'occasion et de la porte ouverte pour faire une petite promenade nocturne... Presque partout on avait enlevé la volaille ; mais on s'en était tenu là. Mme Pignot, la boulangère, qui ne faisait pas d'élevage, cria bien toute la journée qu'on lui avait volé son battoir et une livre d'indigo, mais le fait ne fut jamais prouvé, ni inscrit sur le procès-verbal...

Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durèrent tout le matin. En classe, Jasmin raconta son aventure de la nuit :

"Ah ! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle en avait rencontré un, il l'a bien dit : Je le fusillais comme un lapin !"

Et il ajoutait en nous regardant :

"C'est heureux qu'il n'ait pas rencontré Ganache, il était capable de tirer dessus. C'est tous la même race, qu'il dit, et Dessaigne le disait aussi".

Personne cependant ne songeait à inquiéter nos nouveaux amis. C'est le lendemain soir seulement que Jasmin fit remarquer à son oncle que Ganache, comme leur voleur, était chaussé d'espadrilles. Ils furent d'accord pour trouver qu'il valait la peine de dire cela aux gendarmes. Ils décidèrent donc, en grand secret, d'aller dès leur premier loisir au chef-lieu de canton prévenir le brigadier de la gendarmerie.

Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien, malade de sa blessure légèrement rouverte, ne parut pas.

Sur la place de l'église, le soir, nous allions rôder, rien que pour voir sa lampe derrière le rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse et de fièvre, nous restions là, sans oser approcher de l'humble bicoque, qui nous paraissait être le mystérieux passage et l'anti-chambre du Pays dont nous avions perdu le chemin.

Une dispute dans la coulisse.

Tant d'anxiétés et de troubles divers, durant ces jours passés, nous avaient empêchés de prendre garde que mars était venu en que le vent avait molli. Mais le troisième jour après cette aventure, en descendant, le matin, dans la cour, brusquement je compris que c'était le printemps. Une brise délicieuse comme une eau tiédie coulait par-dessus le mur, une pluie silencieuse avait mouillé la nuit les feuilles des pivoines ; la terre remuée du jardin avait un goût puissant, et j'entendais, dans l'arbre voisin de la fenêtre, un oiseau qui essayait d'apprendre la musique...

Meaulnes, à la première récréation, parla d'essayer tout de suite l'itinéraire qu'avait précisé l'écolier-bohémien. A grand peine je lui persuadai d'attendre que nous eussions revu notre ami, que le temps fût sérieusement au beau... que tous les pruniers de Sainte-Agathe fussent en fleur. Appuyés contre le mur bas de la petite ruelle, les mains aux poches et nu-tête, nous parlions et le vent tantôt nous faisait frissonner de froid, tantôt, par bouffées de tiédeur, réveillait en nous je ne sais quel vieil enthousiasme profond. Ah ! frère, compagnon, voyageur, comme nous étions persuadés, tous deux, que le bonheur était proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin pour l'atteindre !...

A midi et demi, pendant le déjeuner, nous entendîmes un roulement de tambour sur la place des Quatre-Routes. En un clin d'oeil, nous étions sur le seuil de la petite grille, nos serviettes à la main... C'était Ganache qui annonçait pour le soir, à huit heures, "vu le beau temps", une grande représentation sur la place de l'église. A tout hasard, "pour se prémunir contre la pluie", une tente serait dressée. Suivait un long programma des attractions, que le vent emporta, mais où nous pûmes distinguer vaguement "pantomimes... chansons... fantaisies équestres...", le tout scandé par de nouveaux roulements de tambour.

Pendant le dîner du soir, la grosse caisse, pour annoncer la séance, tonna sous nos fenêtres et fit trembler les vitres. Bientôt après, passèrent, avec un bourdonnement de conversation, les gens des faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient vers la place de l'église. Et nous étions là, tous deux, forcés de rester à table, trépignant d'impatience !

Vers neuf heures, enfin, nous entendîmes des frottements de pieds et des rires étouffés à la petite grille : les institutrices venaient nous chercher. Dans l'obscurité complète nous partîmes en bande vers le lieu de la comédie. Nous apercevions de loin le mur de l'église illuminé comme par un grand feu. Deux quinquets allumés devant la porte de la baraque ondulaient au vent...

A l'intérieur, des gradins étaient aménagés comme dans un cirque. M. Seurel, les institutrices, Meaulnes et moi, nous nous installâmes sur les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait être fort étroit, comme un cirque véritable, avec de grandes nappes d'ombre où s'étageaient Mme Pignot, la boulangère, et Fernande, l'épicière, les filles du bourg, les ouvriers maréchaux, des dames, des gamins, des paysans, d'autres gens encore.

La représentation était avancée plus qu'à moitié. On voyait sur la piste une petite chèvre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'était Ganache qui la commandait doucement, à petits coups de baguette, en regardant vers nous d'un air inquiet, la bouche ouverte les yeux morts.

Assis sur un tabouret près de deux autres quinquets, à l'endroit où la piste communiquait avec la roulotte nous reconnûmes, en fin maillot noir, front bandé le meneur de jeu, notre ami.

A peine étions-nous assis que bondissait sur la piste un poney tout harnaché à qui le jeune personnage blessé fit faire plusieurs tours, et qui s'arrêtait toujours devant l'un de nous lorsqu'il fallait désigner la personne la plus aimable ou la plus brave de la société ; mais toujours devant Mme Pignot lorsqu'il s'agissait de découvrir la plus menteuse, la plus avare ou "la plus amoureuse..." Et c'étaient autour d'elle des rires, de cris et des coin-coin, comme dans un troupeau d'oies que pourchasse un épagneul !...

A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir un instant avec M. Seurel, qui n'eût pas été plus fier d'avoir parlé à Talma ou à Léotard ; et nous, nous écoutions avec un intérêt passionné tout ce qu'il disait : de sa blessure ? refermée ; de ce spectacle ? préparé durant les longues journées d'hiver ; de leur départ ? qui ne serait pas avant la fin du mois, car ils pensaient donner jusque-là des représentations variées et nouvelles.

Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime.

Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, et, pour regagner l'entrée de la roulotte, fut obligé de traverser un groupe qui avait envahi la piste et au milieu duquel nous aperçûmes soudain Jasmin Delouche. Les femmes et les filles s'écartèrent. Ce costume noir, cet air blessé, étrange et brave, les avaient toutes séduites. Quant à Jasmin, qui paraissait revenir à cet instant d'un voyage, et qui s'entretenait à voix basse mais animée avec Mme Pignot, il était évident qu'une cordelière, un col bas et des pantalons-éléphant eussent fait plus sûrement sa conquête... Il se tenait les pouces au revers de son veston, dans une attitude à la fois très fate et très gênée. Au passage du bohémien, dans un mouvement de dépit, il dit à haute voix à Mme Pignot quelque chose que je n'entendis pas, mais certainement une injure, un mot provocant à l'adresse de notre ami. Ce devait être une menace grave et inattendue, car le jeune homme ne put s'empêcher de se retourner et de regarder l'autre, qui, pour ne pas perdre contenance, ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son côté... Tout ceci se passa d'ailleurs en quelques secondes. Je fus sans doute le seul de mon banc à m'en apercevoir.

Le meneur de jeu rejoignit son compagnon derrière le rideau qui masquait l'entrée de la roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins, croyant que la deuxième partie du spectacle allait aussitôt commencer, et un grand silence s'établit. Alors, derrière le rideau, tandis que s'apaisaient les dernières conversations à voix basse, un bruit de dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui était dit, mais nous reconnûmes les deux voix, celle du grand gars et celle du jeune homme ? la première qui expliquait qui se justifiait, l'autre qui gourmandait, avec indignation et tristesse à la fois :

"Mais malheureux ! disait celle-ci, pourquoi ne m'avoir pas dit..."

Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde prêtât l'oreille. Puis tout se tut soudainement. L'altercation se poursuivit à voix basse ; et les gamins des hauts gradins commencèrent à crier :

"Les lampions, le rideau !"

et à frapper du pied.

Source: InLibroVeritas

Cet enregistrement est mis à disposition sous un contrat Creative Commons.

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