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Illustration: La Mort du Chien et autres Contes - Octave Mirbeau

La Mort du Chien et autres Contes


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2014-03-18

Lu par Alain Bernard
Livre audio de 1h40min
Fichier mp3 de 87,6 Mo

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Image d_après http://funtastique.fr/histoires-vraies-de-chiens-loyaux-et-heroiques/








La mort du chien Son maître l'avait appelé Turc. Il n'avait pourtant rien d'un Turc, le pauvre : bien au contraire. Il était maigre, jaune, triste, de mise basse et de museau pointu, avec de courtes oreilles mal coupées, toujours saignantes, et une queue qui se dressait sur son derrière comme un point d'interrogation. L'été, Turc allait aux champs, gardait les vaches, aboyait le long des routes après les voitures et les passants, ce qui lui attirait force coups de pied et force coups de pierres. Sa grande joie, c'était, au milieu d'un chaume, tapissé de trèfle naissant, de lever un lièvre qui détalât devant lui et, à travers haies, douves, ruisseaux et fossés, de le poursuivre en bonds énormes et en courses folles, dont il revenait essoufflé, les flancs sifflants, la langue pendante et ruisselante de sueur. L'hiver, alors que les bestiaux restaient à l'étable, engourdis sur leur litière chaude, Turc, lui, restait à la niche : un misérable tonneau défoncé et sans paille, au fond duquel, toute la journée, il dormait roulé en boule, ou bien, longuement, se grattait. Il mangeait une maigre et puante pitance, faite de créton et d'eau sale qu'on lui apportait le matin, dans une écuelle de grès ébréché, et chaque fois que quelqu'un qu'il ne connaissait pas pénétrait dans la cour de la ferme, il s'élançait d'un bond, jusqu'au bout de sa chaîne, et montrait les crocs en grondant. Il accompagnait aussi son maître dans les foires, quand celui-ci avait un veau à vendre, un cochon à acheter, ou des stations à faire dans les auberges de la ville. D'ailleurs, résigné, fidèle et malheureux, comme sont les chiens. Une fois, vers le tard, s'en revenant d'une de ces foires lointaines, avec son maître, arrêté à un cabaret de village, il le perdit. Pendant que le maître buvait des petits verres de trois-six, le chien s'était mis à rôder dans les environs, fouillant avidement les tas d'ordures, sans doute pour y déterrer un os ou quelque régal de ce genre. Quand il entra dans le cabaret, tout honteux de son escapade et les reins prêts déjà aux bourrades, il ne trouva plus que deux paysans, à moitié ivres, qui lui étaient tout à fait inconnus et qui le chassèrent à coups de pied. Turc s'en alla. Le village était bâti sur un carrefour. Six routes y aboutissaient. Laquelle prendre ? Le pauvre chien parut d'abord très embarrassé. Il dressa l'oreille, comme pour saisir dans le vent un bruit de pas connu et familier, flaira la terre comme pour y découvrir l'odeur encore chaude d'une piste ; puis, poussant deux petits soupirs, prestement il partit. Mais bientôt il s'arrêta, inquiet et tout frissonnant. Il marchait maintenant de biais, avec prudence, le nez au ras du sol. Il s'engageait quelques mètres seulement dans les chemins de traverse qui débouchent sur la grand'route, grimpait aux talus, sentait les ivrognes étendus le long des fossés, tournait, virait, revenait sur ses pas, sondait le moindre bouquet d'arbres, la moindre touffe d'ajoncs. La nuit se faisait ; à droite, à gauche de la route. Les champs se noyaient d'ombre violette. Comme la lune se levait, montait dans le ciel, rose et triste, Turc s'assit sur son derrière, et le col étiré, la tête droite vers le ciel, longtemps, longtemps, il cria au perdu : -Houou ! Houou ! Houou ! Seuls les chiens des fermes voisines répondirent des profondeurs de la nuit aux sanglots du pauvre animal. M. Bernard, notaire, sortait de chez lui, à pointe d'aube et se disposait à faire sa promenade accoutumée. Il était entièrement vêtu de casimir noir, ainsi qu'il convient à un notaire. Mais comme on se trouvait au plus fort de l'été, M. Bernard avait cru pouvoir égayer sa tenue sévère d'une ombrelle d'alpaga blanc. Tout dormait encore dans la petite ville ; à peine si quelques débits de boissons ouvraient leur portes, si quelques terrassiers, leurs pioches sur l'épaule, se rendaient, d'un pas gourd, à l'ouvrage. -Toujours matinal, donc, môssieu Bernard ! dit l'un d'eux, en saluant avec respect. M. Bernard allait répondre - car il n'était pas fier - quand il vit venir, du bout de la Promenade, un chien si jaune, si maigre, si triste, si crotté et qui semblait si fatigué, que M. Bernard instinctivement, se gara contre un platane. Ce chien, c'était Turc, le pauvre, lamentable Turc. -Oh ! oh ! se dit M. Bernard, voilà un chien que je ne connais pas ! oh ! oh ! Dans les petites villes, on connaît tous les chiens, de même qu'on connaît tous les citoyens, et l'apparition d'un chien inconnu est un événement aussi important, aussi troublant que celle d'un étranger. Le chien passa devant la fontaine qui se dresse au centre de la Promenade, et ne s'arrêta pas. -Oh ! oh ! se dit M. Bernard, ce chien, que je ne connais pas, ne s'arrête point à la fontaine. Oh ! oh ! ce chien est enragé, évidemment enragé... Tremblant, il se munit d'une grosse pierre. Le chien avançait, trottinant doucement, la tête basse. -Oh ! oh ! s'écria M. Bernard, devenu tout pâle, je vois l'écume. Oh ! oh ! au secours... l'écume !... au secours ! En se faisant un rempart du platane, il lança la pierre. Mais le chien ne fut pas atteint. Il regarda le notaire de ses yeux doux, rebroussa chemin, et s'éloigna. En un instant, la petite ville fut réveillée par cette nouvelle affolante : un chien enragé ! Des visages encore bouffis de sommeil apparurent aux fenêtres ; des groupes d'hommes, en bras de chemise, de femmes en camisole et en bonnet de nuit, se formèrent, animés, sur le bas des portes. Les plus intrépides s'armaient de fourches, de pieux, de bêches, de serpes et de râteaux ; le menuisier gesticulait avec son rabot, le boucher avec son couperet ; le cordonnier, un petit bossu au sourire obscène, grand liseur de romans en livraisons, proposait des supplices épouvantables et raffinés. -Où est-il ? où est-il ? Pendant que la petite ville se mettait en état de défense et que s'exaltaient les courages, M. Bernard avait réveillé le maire et lui racontait la terrible histoire : -Il s'est jeté sur moi, monsieur le maire, la bave aux dents ; il a failli me mordre, monsieur le maire ! s'écriait M. Bernard, en se tâtant les cuisses, les mollets, le ventre. Oh ! oh ! j'ai vu bien des chiens enragés dans ma vie, oui, bien des chiens enragés ; mais, monsieur le maire, jamais, jamais, je n'en vis de plus enragé, de plus terrible. Oh ! oh ! Le maire, très digne, mais aussi très perplexe, hochait la tête, réfléchissait. -C'est grave ! très grave ! murmurait-il. Mais êtes-vous sûr qu'il soit si enragé que cela ? -Si enragé que cela ! s'écria M. Bernard indigné, si vous l'aviez vu, si vous aviez vu l'écume, et les yeux injectés, et les poils hérissés. Ce n'était plus un chien, c'était un tigre, un tigre, un tigre ! Puis, devenant solennel, il regarda le maire bien en face et reprit lentement : -Écoutez, il ne s'agit plus de politique, ici, monsieur le maire ; il s'agit du salut des habitants, de la protection, du salut, je le répète, des citoyens. Si vous vous dérobez aux responsabilités qui vous incombent, si vous ne prenez pas, à l'instant, un parti énergique, vous le regretterez bientôt, monsieur le maire, c'est moi qui vous le dis, moi, M. Bernard, notaire ! M. Bernard était le chef de l'opposition radicale et l'ennemi du maire. Celui-ci n'hésita plus et le garde champêtre fut mandé. Turc, réfugié sur la place, où personne n'osait l'approcher, s'était allongé tranquillement. Il grignotait un os de mouton qu'il tenait entre ses deux pattes croisées. Le garde champêtre, armé d'un fusil que lui avait confié le maire, et suivi d'un cortège nombreux, s'avança jusqu'à dix pas du chien. Du balcon de l'hôtel de ville, le maire qui assistait au spectacle avec M. Bernard, ne put s'empêcher de dire à celui-ci : « Et cependant, il mange ! », de la même voix que dut avoir Galilée en prononçant sa phrase célèbre. -Oui ! il mange... l'horrible animal, le sournois ! répondit M. Bernard ; et, s'adressant au garde champêtre, il commanda : -N'approche pas, imprudent. L'heure devint solennelle. Le garde champêtre, le képi sur l'oreille, les manches de sa chemise retroussées, le visage animé d'une fièvre héroïque, arma son fusil. -Ne te presse pas ! dit une voix. -Ne le rate pas ! dit une autre voix. -Vise-le à la tête ! -Non, au défaut de l'épaule ! -Attention ! fit le garde champêtre qui, sans doute gêné par son képi, l'envoya, d'un geste brusque, rouler derrière lui, dans la poussière. Attention ! Et il ajusta le chien, le pauvre chien, le lamentable chien qui avait délaissé son os, regardait la foule de son oeil doux et craintif, et ne paraissait pas se douter de ce que tout le monde voulait de lui. Maintenant un grand silence succédait au tumulte ; les femmes se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre la détonation ; les hommes clignaient des yeux ; on se serrait l'un contre l'autre. Une angoisse étreignait cette foule, dans l'attente de quelque chose d'extraordinaire et d'horrible. Le garde champêtre ajustait toujours. Pan ! pan ! Et en même temps éclata un cri de douleur déchirant et prolongé, un hurlement qui emplit la ville. Le chien s'était levé. Clopinant sur trois pattes, il fuyait, laissant tomber derrière lui de petites gouttes de sang. Et pendant que le chien fuyait, fuyait, le garde champêtre, stupéfait, regardait son fusil ; la foule, hébétée, regardait le garde champêtre, et le maire, la bouche ouverte, regardait M. Bernard, saisi d'horreur et d'indignation. Turc a couru toute la journée, dansant affreusement sur ses trois pattes, saignant, s'arrêtant parfois pour lécher sa plaie, repartant, trébuchant ; il a couru par les routes, par les champs, par les villages. Mais partout la nouvelle l'a précédé, la terrifiante nouvelle du chien enragé. Ses yeux sont hagards, son poil hérissé ; de sa gueule coule une bave pourprée. Et les villages sont en armes, les fermes se hérissent de faux. Partout des coups de pierres, des coups de bâton, des coups de fusil ! Son corps n'est plus qu'une plaie, une plaie horrible de chair vive et hachée qui laisse du sang sur la poussière des chemins, qui rougit l'herbe, qui colore les ruisseaux où il se baigne. Et il fuit, il fuit toujours, et il bute contre les pierres, contre les mottes de terre, contre les touffes d'herbe, poursuivi sans cesse par les cris de mort. Vers le soir, il entre dans un champ de blé, de blés hauts et mûrs, dont la brise balance mollement les beaux épis d'or. Les flancs haletants, les membres raidis, il s'affaisse sur un lit de bluets et de coquelicots, et là, tandis que les perdrix égaillées rappellent, tandis que chante le grillon, au milieu des bruissements de la nature qui s'assoupit, sans pousser une plainte, il meurt, en évoquant l'âme des pauvres chiens, « Qui dorment dans la lune éclatante et magique. » Mon oncle Je n'ai pas connu ma mère, que je tuai en venant au monde, et j'avais douze ans à peine quand mon père mourut. Le jour que ce malheur arriva, le bon curé Blanchetière, qui nous aimait beaucoup, me serra, en sanglotant, contre sa poitrine ; puis il me considéra longuement et, des larmes plein les yeux, il murmura plusieurs fois : « Pauvre petit diable ! » Je pleurai très fort moi aussi ; et c'était surtout de voir pleurer le cher curé, car je ne voulais pas me faire à l'idée que mon père fût mort, et que plus jamais il ne reviendrait. Durant sa maladie, on m'avait défendu de pénétrer dans sa chambre, et il était parti sans que je l'eusse embrassé. Pouvait-il donc m'avoir ainsi quitté ?... J'implorai avec ferveur la belle image de la Vierge coloriée à laquelle, tous les soirs, avant de me coucher, j'adressais ma prière : « Sainte Vierge, accordez une bonne santé et une longue vie à mon père chéri. » Mais le curé ne m'avait-il pas dit : « Pauvre petit diable ! » d'un ton d'irrémédiable pitié ! Et de quoi m'eût-on plaint de la sorte, sinon d'avoir perdu mon père ? Je me souviens, comme si c'était hier, des moindres détails de l'affreuse journée. De la petite chambre où j'étais enfermé avec ma bonne, le front contre la vitre, à travers les persiennes fermées, je regardais des pauvresses s'accroupir sur la pelouse, un cierge à la main, et marmotter des oraisons ; je regardais les gens entrer dans la cour, les hommes en redingotes sombres, les femmes long voilées de noir. Je remarquai que tous avaient des figures graves, désolées, tandis que, près de la grille grande ouverte, des enfants de choeur, des chantres embarrassés dans leurs chapes noires, des frères de charité avec leurs dalmatiques rouges, dont l'un portait une bannière et l'autre la lourde croix d'argent, riaient en dessous, s'amusaient à se bourrer le dos de coups de poing. Le bedeau, agitant des tintenelles, refoulait dans le chemin les mendiants curieux, et une voiture de foin qui s'en revenait, fut contrainte de s'arrêter et d'attendre. En vain je cherchai des yeux le petit Sorieul, un enfant estropié de mon âge, à qui mon père m'avait autorisé de donner une miche de pain, tous les samedis. Je ne l'aperçus point, et cela me fit de la peine. Et tout à coup, l'église, qui, en face de moi, montrait son toit gauchi et sa vieille tour d'ardoise, mal d'aplomb au-dessus d'un bouquet d'acacias et de marronniers roses, les cloches tintèrent. Le ciel était d'un bleu profond, le soleil flambait. Le cortège se mit en marche ; mais bientôt je ne vis plus, dans la cour et sur la route, qu'une grande foule grouillante, au milieu de laquelle je ne distinguai que la bannière noire, et mon cousin Mérel, très rouge, qui s'épongeait le crâne avec un mouchoir à carreaux. Les cloches tintèrent longtemps, longtemps. Dong, ding, dong ! Ah ! le long et triste glas !... Aujourd'hui vingt ans ont passé ; le bon curé repose dans le cimetière, le cousin Mérel n'est plus ; des acacias et des marronniers, les uns sont morts, les autres abattus ; l'église est rebâtie, elle a un portail ouvragé, des fenêtres larges en ogive, de riches gargouilles qui figurent des gueules embrasées de démons ; le clocher de pierre neuve rit gaiement dans le soleil ; et j'entends toujours ce glas, toujours j'entends le curé me dire en pleurant : « Pauvre petit diable ! », et je revois le bedeau et ses tintenelles, les chantres et leurs chapes, le mouchoir à carreaux du cousin Mérel, la foule noire qui ondule, et aussi les hirondelles et les trois pigeons blancs qui, pendant tout ce jour, voletèrent autour du vieux clocher branlant. La cérémonie terminée, mon oncle vint me voir. J'eus grand peur et un frisson me prit. D'ordinaire, il me terrifiait, avec sa haute stature, sa figure bourrue et sa voix que je jugeais pareille à celle des bêtes féroces ; mais, ce jour-là, il me parut plus terrible encore. Mon oncle commença de s'ébrouer, comme faisait notre jument ; puis il tourna et retourna dans la petite chambre, sans parler, les deux mains derrière le dos. Qu'allait-il m'arriver ? Le coeur me battait très fort, et je me serais caché sous le lit, si j'avais osé. Je ne l'aimais pas : d'abord, il ne donnait jamais rien au premier de l'an, pas même des oranges, et, une fois que dans son jardin j'étais tombé, en jouant, au beau milieu d'une corbeille de tulipes, il m'avait battu, fouetté avec la houssine qui lui servait à rosser ses chiens. Ayant fini de marcher, il s'arrêta, me saisit les bras et, me secouant rudement : -Qu'est-ce que je vais faire de toi ? me dit-il. On ne peut pourtant pas te laisser pourrir ici. J'aurais voulu parler, crier, supplier mon oncle qu'il me laissât avec la vieille Victoire, que j'aimais tant et qui était si bonne pour moi. Ma terreur était telle qu'il me fut impossible d'articuler un son, d'exprimer un geste. J'avais les membres comme brisés, et quelque chose me barrait la gorge. -Allons, reprit mon oncle en se remettant à marcher de long en large dans la chambre. Allons, je t'emmène. S'adressant à Victoire, qui gémissait et, avec le coin de son tablier, essuyait ses yeux tout humides de larmes, il commanda : -Toi, prépare un paquet de ses hardes, pas trop gros, et vite... Et puis, ne pleurniche pas comme ça, vieille bête. Ne dirait-on pas, ma parole, que c'est toi qui l'as fait, ce marmot ? Pendant le trajet qui dura deux heures, je me sentis l'âme glacée. Je me rencognai au fond du cabriolet, tout petit à côté du grand corps de mon oncle, qui oscillait, suivant les cahots de la voiture, et je pensai à mon père, à la douce Victoire, au petit Sorieul, à mon tambour, à mes livres d'images. Je regrettai surtout d'avoir oublié un joli couteau que le cousin Mérel m'avait donné pour ma fête... Quant à mon oncle, il tua, avec le manche de son fouet, une quantité prodigieuse de taons qui s'abattaient sur la croupe du cheval, et il ne m'adressa la parole que pour me dire : -Et tu sais, mon garçon, gare aux tulipes ! Mon oncle dirigeait une vaste exploitation agricole et s'adonnait particulièrement à l'élevage. C'était un personnage important, dans le pays, et qui passait pour très malin. Il n'y avait pas de concours régionaux où il ne remportât les prix les plus convoités. La salle à manger était littéralement tapissée de médailles d'or, d'argent, de bronze, couverte de brevets à cachets rouges, de mentions honorables, de parchemins de toute sorte, richement encadrés, qui glorifiaient les étalons, les vaches, les moutons, les porcs, les volailles, les betteraves, les carottes, les choux, les tulipes de mon oncle. Il se montrait d'autant plus fier de ses succès qu'il mettait une grande vanité à ne « cultiver » qu'à l'ancienne mode, et qu'il méprisait fort les inventions nouvelles - un tas de saloperies, disait-il. La maison était tenue par une belle paysanne, propre, grasse et rose, qu'on appelait mam'zelle Geneviève, et qui me parut avoir, vis-à-vis de mon oncle, des familiarités dont je fus choqué tout d'abord. Quoique, régulièrement, elle ne fût que cuisinière, elle affectait de prendre des airs de maîtresse de maison, et tout dans le ménage semblait lui appartenir, jusqu'à mon oncle qui se faisait très doux et même, je le remarquai plus tard, très petit garçon devant elle. Il m'arriva, par la suite, de les surprendre en des occupations mystérieuses, ou des postures bizarres, ce qui me gêna beaucoup et me valut force bourrades. Je ne m'ennuyai pas trop les premiers temps. Mam'zelle Geneviève n'était pas méchante avec moi ; Victoire venait, de loin en loin, m'apporter des gâteries, et, hormis qu'on m'avait défendu de m'approcher des corbeilles de tulipes, j'avais liberté de vagabonder partout où cela me plaisait. Je me liai avec les bergers, les hommes d'écurie, les filles de ferme, les charretiers. Je passais des après-midi entiers dans les écuries et les étables, suivais les vaches à l'herbage, tourmentais les bêtes dans la basse-cour. La grossièreté de ces gens, leurs conversations mêlées de gros mots et de coups me faisaient bien un peu peur, mais je m'habituai vite à ces bucoliques façons, et j'appris sans difficulté à jurer comme un homme. Ce fut même tout ce que j'appris. Mon onde s'absentait souvent et restait parfois huit jours hors de chez lui. Il courait les foires lointaines, les marchés, s'occupant de vendre ses boeufs, de faire primer ses chevaux. Quand il revenait, il ne manquait jamais de dire au père Marin, un paysan sec et couleur de terre qui lui servait de régisseur : -Eh bien, quoi de nouveau ?... Rien ? -Faites excuses, répondait le père Marin, nous avons eu trois naissances à c'matin, monsieur Lechesne. -Trois naissances ! s'exclamait mon oncle, en se frottant les mains... Sapristi ! Et beaux, hein ? -Gn'a pas pu biaux, monsieur Lechesne. -Bon ! bon ! Je vais voir ça. Il se dirigeait vers l'étable où, sur la litière chaude, trois petits veaux étaient couchés, dont les mères, trois vaches, aux robes bringelées, léchaient le corps humide de sanguinolences gluantes. De sa main savante, mon oncle les tournait, les soulevait, palpait leurs membres, leur tâtait le derrière. -Ça pèse bien soixante-dix, n'est-ce pas ? interrogeait-il. Et le père Marin, se grattant le menton, la mine très grave, répondait : -Plutôt pus qu'moins, monsieur Lechesne. De l'étable, il se rendait aux écuries et, à contempler dans leurs boxes de noyer ses six étalons percherons qui, la crinière fougueuse, la croupe reluisante, hennissaient fièrement à la vue de leur maître, il éprouvait un sentiment d'orgueil enthousiaste et de joie infinie. Il s'attardait près d'eux, les flattait avec délicatesse, leur prodiguait les appellations les plus tendres : « Oh ! oh ! mes petites poulettes. Tourne, mon bijou », les auscultant, examinant les jambes, avec la crainte d'y découvrir une veine engorgée, un tendon dévié. Puis il inspectait la veine qui remplissait les mangeoires. Il en prenait des poignées qu'il flairait, goûtait, le sourcil froncé. -Qu'est-ce que c'est encore que cette avoine-là ? s'écria-t-il avec colère. -C'est toujours la même, monsieur Lechesne, disait l'homme d'écurie, les deux mains appuyées sur son balai. -La même ! la même ! la même quoi, bougre d'animal ? Je t'ai dit cent fois de ne leur donner que de l'avoine de La Heurtaudière. -Mais c'en est, monsieur Lechesne, pour sûr, c'en est. La cloche du déjeuner le surprenait en ces inspections, et, bougonnant, il rentrait à la maison où, parfois, l'attendaient quelques amis du voisinage, ou bien un gros fermier, ou bien un marchand de chevaux venus pour traiter d'une affaire importante. La conversation ne roulait jamais sur l'élevage des bestiaux, le cours des grains, l'abondance des marchés. On y discutait aigrement les règlements des haras de l'État, avec une profusion de détails techniques qui me faisaient rougir, sans que je comprisse pourquoi, et bien que je fusse aguerri à la rudesse de ces terres. Les convives parlaient haut ; dans l'animation de leurs récits, ils tapaient sur la table chargée de bouteilles, s'emportaient contre les concurrences étrangères et contre « ce sale gouvernement » qui, sans en avoir l'air, voulait la ruine du cultivateur et attirait à la ville tous les jeunes gens. Je ne prenais jamais part à ces conversations, auxquelles je n'entendais rien et qui m'ennuyaient immensément. Du reste, absorbés par leurs discussions économiques où les mots « écus » et « pistoles » sonnaient à tout propos, ils semblaient ignorer ma présence. On descendait ensuite aux herbages, et là, il fallait deviner d'un coup d'oeil le poids marchand des boeufs et l'avenir des betteraves. Le gros fermier s'extasiait toujours : -Comme a profitent, vos bêtes, disait-il. C'est ben gentil, ben gentil... Et dame la terre y est ; c'est la terre qu'y faut et pis l'eau à volonté !... C'est ben gentil... Les hôtes partis, mon oncle finissait sa journée en massacrant quelques chats rôdeurs. Entre autres manies, mon oncle avait celle de tuer tous les chats qu'il rencontrait. Il faisait, à ces pauvres bêtes, une chasse impitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Quand il voyait, sur le sable des allées un piquet de chat, il entrait aussitôt dans une colère affreuse. S'embusquant alors derrière un massif, le fusil au poing, il attendait, des heures et des heures, qu'un chat vînt à passer. Souvent, la nuit, par les beaux clairs de lune, il se levait et restait à l'affût jusqu'à l'aube. Il fallait le voir, son fusil sur l'épaule, tenant par la queue un cadavre de chat, sanglant et raide. Jamais je n'admirai rien de si héroïque, et David, quand il eut tué Goliath, ne dut pas avoir l'air plus enivré de triomphe. D'un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de mam'zelle Geneviève, qui disait : « Oh ! la sale bête » et aussitôt, se mettait à le dépecer, gardant la viande pour les mendiants, faisant sécher, au bout d'un bâton, la peau qu'elle vendait aux Auvergnats. Un jour, nous nous promenions dans le jardin, mon oncle et moi. Mon oncle avait une longue canne, terminée par une brochette de fer, au moyen de laquelle il enfilait les limaces et les escargots, mangeurs de salades. Soudain, au bord du bassin, nous vîmes un petit chat qui buvait. Nous nous dissimulâmes derrière une touffe de seringas. -Petit, me dit mon oncle tout bas, va vite me chercher mon fusil ; mais prends bien garde qu'il ne te voie. Et s'accroupissant, il écarta, avec précaution, les brindilles du seringa, de manière à suivre tous les mouvements du chat, qui, arc-bouté sur ses pattes de devant, le col étiré et frétillant de la queue, lapait l'eau du bassin et relevait la tête de temps en temps, pour lécher ses moustaches. -Allons, répéta mon oncle, déguerpis... Ce petit chat me faisait grand'pitié, il était si joli avec sa fourrure fauve, rayée de noir soyeux, ses mouvements souples et menus, et sa langue pareille à un pétale de rose, qui pompait l'eau ! J'aurais voulu désobéir à mon terrible oncle, je songeais même à faire du bruit, à tousser, à froisser rudement les branches, pour avertir le pauvre animal du danger. Mais mon oncle me regarda avec des yeux si colères que je m'éloignai dans la direction de la maison. Je revins bientôt avec le fusil. Le petit chat était toujours là, confiant. Il avait fini de boire. Assis sur son derrière, les oreilles dressées, les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans l'air, le vol d'un papillon. Oh ! ce fut une minute d'indicible angoisse. Le coeur me battait si fort que je crus que j'allais défaillir. -Mon oncle ! mon onde ! criai-je. En même temps, le coup partit. J'entendis un miaulement d'abord plaintif, puis douloureux - oh ! si douloureux ! on eût dit le cri d'un enfant. Et le petit chat se tordit, gratta l'herbe, et ne bougea plus. Le lendemain, en visitant ses étalons, mon oncle fut frappé d'un coup de pied dans le ventre, au moment même où il disait : « Tourne, mon bijou. » Il resta trois mois couché sur le dos, dans son lit, blasphéma dans la souffrance, déshérita deux fois mam'zelle Geneviève qui ne le guérissait pas assez vite, se confessa, bien qu'il fût voltairien, reçut l'extrême-onction. Finalement, il ne mourut point. Pauvres chats ! Le colporteur -Et vous, Hurtaud ? demanda-t-on de toutes parts. En entendant son nom, Hurtaud sembla se réveiller. Il se dressa à demi sur le divan où il s'était allongé, se frotta les yeux et regarda ses amis d'un air vague. C'était un gros homme, court et tassé, très étrange. Il avait un ventre énorme, qui croulait en bourrelets flasques sur des cuisses presque maigres, une face toute rose et glabre, des cheveux verts qui lui plaquaient aux tempes, et qui, droits sur le sommet du crâne, pointaient en s'effaçant dans l'air. Ses yeux pâles et sans prunelles ressemblaient aux yeux inachevés d'un portrait à l'aquarelle, et ses mains molles, gélatineuses, étaient creusées de fossettes profondes. -Ah oui ! fit-il, comme s'il se fût souvenu, tout à coup... C'est à mon tour de conter une histoire... Parfaitement... Il se leva tout à fait, passa la main entre l'échancrure de son gilet et le plastron de sa chemise qui godait, tira les revers de son habit, et s'assura que le noeud de sa cravate n'avait pas été dérangé. -Une bonne farce, allez !... une bien bonne farce... Parfaitement... Donnez-moi du feu... Hurtaud alluma un cigare à la flamme d'une bougie qu'on lui tendit, et se rassit lourdement. Pendant quelques secondes il roula son cigare entre le pouce et l'index, à hauteur de l'oeil droit, suivit du regard le mince filet de fumée qui montait en spirale bleuâtre, puis il dit : -Un jour, la fille de ma femme de basse-cour, Rosalie Rigard, - une enfant de seize ans - fut violée dans mon bois par un colporteur qui passait. L'affaire eut, dans le pays, un grand retentissement, car la petite faillit mourir, s'étant désespérément débattue, et l'on arrêta le colporteur, qui fut envoyé aux Assises et condamné à cinq ans de réclusion. Bien que je rencontrasse Rosalie tous les jours, jamais je n'avais pensé à la considérer comme une femme, et il ne fallut rien moins que cet événement pour que je m'aperçusse qu'elle était jolie, très jolie, jolie délicieusement. Très longue, la tête toute petite, la démarche lente, inclinée, avec je ne sais quoi d'aérien... on eût dit d'une âme. Elle semblait faite pour glisser, en robe blanche, dans des paysages liturgiques, une branche de lis ou un rameau d'or à la main. En réalité, elle trayait les vaches, cette âme, elle crochait le fumier dans la cour, ce rêve. Dès le lendemain du crime, je devins éperdument amoureux de Rosalie. Je songeai aussitôt à en faire ma maîtresse, mais je me heurtai à une résistance entêtée et joviale, qui exaspéra et redoubla ma passion. À chaque tentative de caresses, elle répondait par ces simples mots qui prenaient dans sa bouche - ou plutôt dans mon imagination - la suavité d'une musique exquise et rare : -Hé là, nout' maît' ; hé là, donc ! Un matin, j'étais allé la retrouver dans l'étable. Elle me repoussa en riant. -Hé là ! nout' maît' ! J' suis-t-i eune vache, qu'vous m' maniez de c'te force-là ? Hé là, donc ! -Voyons, Rosalie, lui dis-je, sois raisonnable... Qu'est-ce que cela peut bien te faire ?... Souviens-toi du colporteur, dans le bois... Elle fut prise d'un fou rire. La tête renversée, se tenant les côtes, elle riait, riait, riait... Au point que les vaches, étonnées, tournèrent leur mufle vers elle et se mirent à meugler. Et dans ce rire acharné, grandissant, dans ce rire pareil à un réveille-matin qui se détraque, j'entendis ces mots, coupés de roulades sonores et de fusées sifflantes : -L'colporteux !... hé, hé, hé !... L'sacré colporteux !... hi ! hi ! hi ! Je lui offris de l'argent, une robe neuve, une vache et une petite maison. Elle n'en voulut pas. Au bout de deux mois, comprenant l'inutilité de mes séductions, et de plus en plus obsédé, irrité, hanté, par l'idée d'avoir cette femme, je l'épousai. Le lendemain même de mon mariage, j'étais le plus désenchanté des hommes. Ma passion tomba et, en s'effaçant, l'image du colporteur que j'associais toujours à l'image de Rosalie, emporta en même temps toute la poésie de cet amour... oui, messieurs, toute la poésie... Un peu de cognac, s'il vous plaît ? Hurtaud but d'un trait le contenu d'un petit verre, ralluma son cigare qui s'était éteint, et continua ainsi d'une voix douce : -Je ne suis pas bon... je suis même féroce, je crois... Étant tout gamin, j'ai tué ma soeur, et de la plus comique façon du monde, je vous assure !... Ma soeur était très gourmande et un peu poitrinaire... Le médecin l'avait mise au régime de l'huile de foie de morue - c'était la mode alors -, une cuillerée à bouche tous les matins... Cela la dégoûtait fort, mais lui faisait beaucoup de bien... Un jour, désirant m'amuser, j'allai dans sa chambre, avec la bouteille d'huile, et une bonbonnière pleine de pastilles de chocolat... Et elle prit sa cuillerée, comme d'habitude, en grimaçant. -Avale celle-ci, lui dis-je, et tu auras une belle pastille... Et encore celle-ci. À chaque cuillerée, je lui donnais une pastille, et elle avalait la cuillerée d'huile pour manger la pastille de chocolat ; si bien qu'elle but ainsi, cuillerée par cuillerée, et pastille par pastille, toute la bouteille... Naturellement, elle fut très malade ; elle eut des vomissements, puis la fièvre, puis des convulsions... Finalement, elle mourut... Hé, hé, hé ! Hurtaud laissa échapper un petit rire, doux et léger comme un son de flûte, un petit rire qui gonflait et faisait onduler, sur sa cuisse, les plis de son ventre, d'un mouvement de vague expirante. -Mais laissons ces souvenirs de la première enfance, poursuivit-il, et revenons à Rosalie... Je me repentis fort, ainsi que vous devez penser, d'avoir épousé cette pastoure... Et ce qui m'étonne, c'est que je n'aie rien tenté contre elle à cette époque. Du reste, je dois vous dire qu'elle m'était devenue très indifférente, et ne me gênait en quoi que ce soit... Je la voyais fort peu, ayant pris l'habitude de passer presque toute l'année à Paris... Je ne venais guère chez moi que pour toucher mes fermages, et lors de ces rares apparitions, Rosalie continuait de m'appeler : « Nout' maît'. » Voilà tout. Quatre années s'écoulèrent ainsi... Parfois il m'advint, me retrouvant en présence de l'étrange et si délicate beauté de ma femme, d'essayer d'évoquer l'image évanouie du colporteur. En vain. L'image était effacée, irrémédiablement ; le charme s'était enfui, pour toujours... Ai-je dit « pour toujours » ? Oui... Cela ne fait rien... Écoutez, je vous prie, ce qui va suivre... Ma propriété est située à trois kilomètres d'Argentan, assez loin de la route, en pleine campagne... Je n'ai pas d'autres voisins que les gens de la ferme, séparée du château par un petit bois de hêtres... C'est très commode pour beaucoup de choses... Quelquefois, lorsque j'arrive, je préviens qu'on envoie une voiture me chercher à la gare ; souvent je ne préviens pas, non que je répugne à déranger mes chevaux et mon monde, mais parce que très souvent, le matin, à dix heures, j'ignore si je n'aurai point l'idée de partir à midi... D'ailleurs, je porte toujours sur moi une clé de la maison... C'était un mardi du mois d'août, à onze heures du soir, il y a de cela deux ans... J'avais pris par la traverse qui raccourcit de moitié la distance de la gare à chez moi... Il faisait une nuit splendide, claire, étoilée. Je me souviens que, dans les champs, les grillons chantaient et que, très loin, à la lisière du bois, j'entendais le chat-huant sonnant les heures nocturnes... Malgré mon obésité, je marchais allègrement, tout heureux de décrasser mes poumons à cet air limpide, à cet air lustral des belles nuits d'été... Quand j'arrivai devant le château, je vis qu'il y avait de la lumière aux fenêtres de ma chambre... Cela m'étonna, car à cette heure tardive, tout le monde devait dormir depuis longtemps ; et puis, pourquoi ma chambre était-elle éclairée ? Oui, pourquoi ma chambre ?... Très intrigué, j'allais quérir une échelle ; je l'appliquai contre le mur et montai avec d'infinies précautions... Or voici ce que distinctement j'aperçus : sur le lit défait, et dont les draps tombaient, couvrant le parquet tout autour, sur mon lit, un homme tout nu, et cet homme c'était le colporteur ; sur mon lit, une femme toute nue, et cette femme, c'était Rosalie... Ils devaient être épuisés de fatigue, car ils dormaient profondément, l'un près de l'autre, allongés, les bras collés au corps, comme des cadavres. Je les contemplai, longtemps, souhaitant qu'ils se réveillassent... Ainsi le colporteur était revenu !... De quel bagne, de quelle tanière, du fond de quel trou noir ?... Que m'importait !... Il était revenu et il était là !... Du haut de mon échelle, la tête appuyée contre la vitre lumineuse de ma chambre, je le voyais qui dormait, chez moi, dans mon lit !... Le colporteur !... Je m'emplissais les yeux de cette image retrouvée, de cette image que j'avais cru perdue à jamais ! Et dans mon coeur, dans toutes mes veines, je sentais peu à peu se rallumer et courir la flamme de passion dont j'avais jadis brûlé, et dont je brûlais à nouveau pour cette femme - ma femme -, deux fois souillée par lui !... Un flot de sang neuf jaillit jusqu'à mon cerveau ; j'eus comme un étourdissement, et je dus m'accrocher fortement aux rebords de la croisée, pour n'être pas précipité dans le vide... Ils dormaient toujours, gavés de luxures... Mon parti fut vite pris... Il fallait fixer l'image, dans mon esprit, par une épouvantable folie, de façon à ce qu'elle ne m'échappât plus... Je descendis... À mesure que le récit se faisait plus haletant, la voix de Hurtaud se faisait plus douce, caressante et légère. Il continua, d'un ton plus suave encore : -J'allai dans la sellerie où je choisis des courroies solides dont j'éprouvai la force de résistance... et, muni de mon paquet, j'ouvris prudemment la porte de la maison et m'engageai, à tâtons, dans les corridors et l'escalier... Un chat rôdeur passa entre mes jambes et faillit me renverser... Je mis dix minutes, peut-être davantage, pour pénétrer jusqu'à la chambre. Ils dormaient toujours. Je m'avançais sur la pointe des pieds, retenant ma respiration... À plusieurs reprises, sous mes pas, le parquet craqua, un verre d'eau résonna sur une table mal assujettie... Ils dormaient toujours ; j'entendais leur souffle fort et régulier, près de moi... Et tout d'un coup, comme une masse, je m'abattis sur le colporteur que je bâillonnai et ligotai en un clin d'oeil... Rosalie s'était levée toute effarée... elle avait poussé un cri terrifié... -Tais-toi, ma chère âme, lui dis-je... Je t'aime... ne crains rien... et aide-moi... Je soulevai le colporteur et l'attachai solidement à l'une des colonnes du lit... Rosalie, tremblante, était venue se rouler en boule, comme un chien, à mes pieds. -Ne crains rien, petite âme chérie, répétais-je... Pourquoi trembler ainsi, puisque je t'aime ? Alors, je commençai à torturer le colpoteur. Je lui arrachai, un par un, tous les ongles des mains et tous les ongles des pieds... Il ne pouvait hurler sous la douleur, car j'avais eu soin de lui bâillonner la bouche avec une serviette... Mais le sang coulait ; les tendons du cou, des mains et des jambes s'allongeaient et vibraient comme des cordes de violon ; une effroyable expression d'agonie tordait ses yeux ; toute sa chair humide de sueur et de sang palpitait, horriblement remuée ; et je vis les muscles se fondre sous la peau dans le creux des os décharnés, les côtes saillir et cercler le thorax, les cheveux se coller au crâne qui verdissait. -Nout' maît' ! nout' maît' ! suppliait Rosalie folle d'épouvante. Cela dura douze heures. Je ne perdis aucun des mouvements, aucune des grimaces, aucun des frissons de cette chair suppliciée. Et quand je fus certain que l'image ne s'en irait plus, comme le colportateur n'était pas mort, je l'assommai d'un coup de candélabre sur la tête. Il y eut un silence douloureux. Toutes les poitrines étaient oppressées. Personne n'osait regarder Hurtaud. Celui-ci, calme, se leva, chassa d'une chiquenaude une petite parcelle de cendre de cigare tombée sur son pantalon, et prenant son chapeau : -Eh bien, messieurs, depuis ce jour j'aime Rosalie, et je lui fais horreur... Mais je l'aime ainsi... Et Rosalie me dit : « Ah ! nout' maît' ! Quand vous m'embrassez, il me semble toujours que vous avez dans la bouche comme un petit goût de sang ». Que voulez-vous ?... De la bêtise et de la folie, beaucoup de boue et beaucoup de sang, c'est ça l'amour !... Serviteur !... Rabalan Le jour n'apparaissait pas encore au-dessus des coteaux de Saint-Jacques, quand Rabalan sortit de sa maison, misérable masure en torchis, croulante, à peine couverte de quelques paquets de lande sèche en guise de toit, isolée, au milieu d'une bruyère qui la séparait du bourg de Trélotte, dont les petites habitations, à cinq mètres de là, sur la gauche, se tassaient, inégales et sombres, autour d'un clocher pointu. Le visage de Rabalan était si pâle qu'il semblait rayonner sourdement, comme fait un linge blanc, dans l'obscurité. Son casse-pierres sur l'épaule, le carnier de toile, bourré d'un morceau de pain bis, sur le dos, il dévala la bruyère, prit la route, traversa le bourg où des hommes qui partaient aux champs, s'écartèrent de lui, avec effroi, en faisant des gestes symboliques. À la sortie de Trélotte, il ne s'arrêta point devant l'auberge dans laquelle des ouvriers buvaient, le coude levé ; et il s'engagea dans une sente qui, par la vallée, mène au bois de Pied-Fontaine. Le jour parut, frileux et triste... De grandes brumes traînaient sur les prairies, le ciel était bas... Comme il marchait lourdement, en balançant la tête, dans la sente étroite que des flaques d'eau coupaient de distance en distance, Rabalan rencontra une paysanne, les manches retroussées jusqu'au coude, qui portait un seau plein de lait... La paysanne aussitôt obliqua dans le pré, posa son seau sur l'herbe et se signa... Rabalan continua sa route... Plus loin, il croisa une vieille femme qui trottinait sur un âne... -Hé ! la Thibaude ! dit-il... Bonjour la Thibaude, bonjour ! Mais la Thibaude se mit à trembler, faillit tomber de son âne, et, tout effarée : -Sainte Vierge !... implora-t-elle. Et, se frappant la poitrine, elle marmotta d'étranges oraisons. Rabalan courba le dos, balança davantage sa tête, et poursuivit son chemin. Ayant quitté la vallée, passé la rivière sur un pont fait de deux arbres jetés d'un bord à l'autre, il montait une traverse qui longe les champs et s'enfonce sous le bois, rocailleux et raide... Une vache qui paissait l'herbe abroutie du talus, leva son mufle vers lui... Elle était rouge, avec des taches plus blanches que du lait sur les flancs, et ses fanons pendaient sous sa gorge, pareils à d'éclatants jabots. -Une bié belle vache ! se dit Rabalan... bié belle. Il s'approcha d'elle, lui parla gentiment, la caressa sur la tête, sur le poitrail, sur le dos, lui tâta le derrière, pour se rendre compte, sans doute, de ses qualités bouchères, s'amusa à regarder si les cornes étaient bien pointues du bout. -Une bié belle vache ! répétait-il. Tout à coup, un homme qui avait un grand bâton à la main, se montra dans la traverse... Il gesticulait, était très en colère, sacrait. -Pourquè qu'tu touches à ma vache, té ? -J' touche pas à ta vache, mé. -J' te dis qu'ty y touches. -J'te dis qu'j'y touche pas. -J' te dis qu'si ! -J' te dis qu'non ! L'homme invoqua Dieu, les saints, se signa trois fois, et faisant tournoyer son bâton dans l'air, il en asséna un coup furieux sur le crâne de Rabalan, qui chancela, étendit les bras, et s'abattit comme une masse, dans le chemin, inerte. Durant quelques minutes, l'homme resta là, bouche ouverte, yeux écarquillés, stupides... Puis il se pencha sur le corps de Rabalan, en ayant soin de ne pas le toucher. -Es-tu mô ?... cria-t-il... Hé ! Rabalan, es-tu mô ?... Se relevant, il se gratta la tête, perplexe. -Il est mô, ben sû... pisqu'y n' dit ren... quoi qu'y va m'arriver ?... Ah ! mâtin !... Hé !... Rabalan ! Rabalan, la face contre terre, ne remua pas. -Il est mô, mô, mô !... se dit-il, devenant tout pâle... Alors il cassa son bâton en deux, traça un cercle autour du corps étendu de Rabalan, jeta dans le cercle les deux bouts brisés, et poussant sa vache devant lui : -Hue ! fit-il. Il disparut dans le bois. Le vent s'éleva, qui fit s'envoler et tourbillonner les feuilles jaunes des arbres, et la pluie tomba, fine, oblique, cinglante et froide. Rabalan n'était point mort... Il remua une jambe, puis l'autre, secoua sa tête, posa les paumes de ses mains, à plat, sur le sol, se redressa à demi, regarda à sa droite, à sa gauche, devant lui, derrière lui... Il semblait très étonné de ne voir personne, et de se trouver couché ainsi, en travers d'un chemin. S'aidant de ses mains, de ses genoux, de ses coudes, il parvint enfin à se remettre debout. Il ramassa son casse-pierres, rajusta son carnier qui avait glissé sur sa poitrine, et continua sa route, le cerveau un peu étourdi et douloureux, les jarrets tremblants... * * * Rabalan était le dernier représentant d'une famille de sorciers qui, durant plus d'un siècle, régnèrent dans Trélotte. Son arrière-grand-père, son grand-père, son père, tous ses oncles et tous ses cousins avaient été sorciers, et l'on racontait d'eux des choses terribles et merveilleuses. Une autre fatalité pesait sur les Rabalan : ils se suicidaient. Depuis cent ans, on ne connaissait pas un seul Rabalan qui fût mort, comme tout le monde, dans son lit, de mort naturelle. Ceux-ci se pendaient, ceux-là se noyaient ; on citait même un Rabalan qui s'était enterré vif, avec un chat noir, un autre qui s'était élancé du clocher de l'église, un autre qui, sur les coteaux de Saint-Jacques, un soir, avait allumé un grand feu de lande et de tourbe et s'était couché sur le brasier rouge en chantant... Leur pouvoir était illimité ; ils guérissaient les malades abandonnés des médecins, rendaient fécondes les terres stériles, arrêtaient les épidémies de bestiaux, mais ils n'étaient point toujours d'humeur à ces sorcelleries bienfaisantes, et, plus volontiers, ils se servaient de leur puissance magique pour tourmenter les hommes et les bêtes. Il leur suffisait de tremper le bout des doigts dans une pipe de cidre ou une cuvée de vin pour changer cidre et vin en bouse liquide ; de passer la main sur le dos d'une vache pour que le lait tournât en urine. Rien qu'à frôler une bête, ou un homme, ils faisaient entrer en eux l'esprit du mal, et par les champs, l'on voyait des êtres grimaçants courir en agitant les bras, comme des ailes de moulin à vent, se tordre sur les talus, se traîner dans les ornières boueuses, à plat ventre, en proie au diable, clamer dans le vent. Pourtant, il était possible de se préserver des enchantements des sorciers ; dès qu'un sorcier vous avait touché, il fallait le battre à bras raccourcis, en répétant trois fois : « Sorcier, je te rends le mal ». De cette façon, l'on narguait le diable, et l'on paralysait l'influence mauvaise des sorciers. Chaque année, à la foire de Saint-Michel, le sorcier établissait une vaste tente sur la place de Trélotte, sous la tente posait une table, sur la table posait un crucifix, entre deux chandelles allumées. De tous les pays circonvoisins, des campagnes et des villes, malades et infirmes, paralytiques, culs-de-jatte et pieds-bots accouraient dans des carrioles, dans des calèches, sur des ânes, sur leurs moignons calleux. Des files d'êtres blêmes, rongés par des plaies hideuses, contrefaits, sans membres, s'allongeaient sur les routes, se bousculaient sur la place de Trélotte, s'entassaient sous la tente, autour du sorcier. Le sorcier imposait les mains sur les malades ; les malades donnaient une gifle au sorcier, et ils s'en retournaient guéris. Cela coûtait deux sous. Notre Rabalan, lui, malgré toute la gloire de ses aïeux, n'avait aucun goût pour la sorcellerie ; il en ignorait même les pratiques fondamentales. C'était un pauvre diable, faible, timide, à moitié idiot, et qui aimait à parler aux bêtes. Il eût désiré être berger, mais aucun n'avait consenti à lui confier son troupeau ; dans les fermes où il était venu demander de l'ouvrage, on l'avait chassé. Il avait mendié, mais personne ne lui donnait rien. Rabalan serait évidemment mort de faim, si l'administration des ponts et chaussées ne l'eût employé à casser des pierres dans le bois de Pied-Fontaine, qui est un bois communal, où il y a beaucoup plus de cailloux que d'arbres. Quoiqu'il fût plus inoffensif qu'un mouton, on le redoutait beaucoup à Trélotte, plus qu'aucun des terribles Rabalan qui avaient passé dans le pays, parce qu'un sorcier qui se cache d'être sorcier, et qui n'exerce pas son art au grand jour, est mille fois plus dangereux. On le rendait responsable de tous les maux qui arrivaient, de la grêle qui dévastait les moissons, de la pluie qui détrempait la terre et pourrissait les semences, d'une vache qui avait mal vêlé, d'un enfant qui était mort. Et on le battait en disant : « Je te rends le mal ». Son corps était couvert de calus et de cicatrices. Souvent, dans les cas pressés, on accourait près de lui : -Sorcier, guéris-moi. -J' suis point sorcier, répondait Rabalan. -J' te dis qu' t'es sorcier. -J' te dis qu'non ! Et les coups pleuvaient sur le malheureux qui ne se défendait pas, ne se plaignait jamais. Il se contentait de dire : -Pisque j' suis point sorcier ! Le seul bon temps de Rabalan, c'était dans le bois de Pied-Fontaine, loin des regards humains, lorsqu'une vache, ayant quitté la pâture, s'approchait de lui, traînant ses entraves défaites. Il abandonnait son casse-pierres, soulevait son masque, causait longuement avec la vache, la caressait, était bien heureux... Il aimait aussi voir passer les chevrettes, derrière les cépées, et bondir les écureuils, la queue en l'air, au bout des pins... * * * Depuis deux heures Rabalan travaillait avec acharnement. Son casse-pierres se levait et s'abaissait en un mouvement rythmique, sur les cailloux. De temps en temps, il s'arrêtait pour se frictionner le crâne qui lui faisait terriblement mal. Il ne pensait d'ailleurs à rien, et les petits éclats de pierre volaient autour de lui. Tout à coup, il entendit une voix qui l'appelait. -Hé ! Rabalan ! Rabalan se détourna. -Ah ! c'est vous, Maît' Bottereau, dit-il respectueusement... Bonjour, Maît' Bottereau ! -Bonjour, sorcier. Maît' Bottereau était un gros homme sec, couleur de vin, aux yeux vifs, à la bouche malicieuse. Maire de Trélotte, grand cultivateur, il possédait huit machines à battre qu'il louait dans le pays, sa récolte terminée, et avec lesquelles il gagnait chaque année, beaucoup d'argent... On l'estimait énormément. -Rabalan, mon gâs, fit-il, faut qu' tu viennes à quant et mé, à la Ferme-Neuve, tout tout d' suite... -Pour qui faire, maît' Bottereau ?... interrogea Rabalan. -V'là ce que c'est, sorcier !... Mes huit machines ont un sô... A n' marchent point... On a eu biau les graisser, les arranger, leur fout' du charbon à même... a n' marchent point !... -Alors, vous créiez comm' ça qué z'ont un sô ?... -Je le crais ! affirma maît' Bottereau. Puis il ajouta ; -Faut qu'tu leur outes c' sô là... T'entends ? -J' peux point ! déclara Rabalan. -Pourqué qu' tu n' peux point ? -Dame, pasque j' suis point sorcier. -Si, t'es sorcier ! -Non, maît' Bottereau... En vérité du Bon Guieu, j' suis point sorcier. Maît' Bottereau éleva la voix. -J' te dis qu' si, mé... T'as qu' faire d' mentir... Et pis, j' suis-ti l' maire, oui z'ou non ?... Allons, viens ! Rabalan se sentit troublé. Du moment que le maire affirmait d'une façon aussi autoritaire qu'il était sorcier, il fallait le croire... Ça l'étonnait pourtant. -J' viens, dit-il. Et il suivit maît' Bottereau qui, durant toute la route, s'écriait : -Qui qu'a pu leur fout' un sô... comme ça. Les huit machines étaient rangées dans la cour de la ferme, énormes et tristes, et bergers, charretiers, bouviers, les regardaient d'un air consterné, les bras ballants... -Allons, dit maît' Bottereau à Rabalan, dépêche-té... Le pauvre diable hésita un instant, puis, subitement, il se mit à courir autour des machines, en agitant les bras et en clamant d'une voix forte : -Baba !... Rourou !... Lu lu lu ! Rabalan courait, courait, criait, criait. Pendant plus d'un quart d'heure on entendit : -Baba !... Rourou !... Lu, lu, lu ! Épuisé, la sueur au front, le souffle lui manquait, il s'arrêta. -Ça y est-y ?... demanda maît' Boccereau. Rabalan haletait. Il répondit : -Ça y est... maît' Bottereau !... On essaya les machines... Elles ne marchaient pas. Alors maît' Bottereau s'emporta. -Ah ! canaille, voleur, démon, hurla-t-il. C'est té qui leur as foutu le sô... c'cati... S'avançant vers Rabalan, il le frappa d'un énorme coup de poing en plein visage. -J' te rends l' mal !... J' te rends l' mal !... J' te rends l' mal !... Et à chaque fois qu'il disait : « J' te rends l' mal ! », son poing furieux s'abattait sur le pauvre homme. Rabalan aurait bien voulu s'enfuir, mais il avait les jambes rompues d'avoir tant couru. Il s'affaissa sur la terre en poussant un long douloureux soupir. -Pisque j' suis point sorcier ! pleurait-il. Maît' Bottereau continua : -J' te rends l' mal !... J' te rends l' mal !... J' te rends l' mal !... Il s'acharna. S'armant d'un bâton, il en frappait Rabalan à tour de bras. Le sang coulait, s'étalait, le bâton devenait tout rouge. -J' te rends l' mal !... J' te rends l' mal !... J' te rends l' mal !... Quand il eut fini de le battre, maît' Bottereau s'essuya le front, souffla. -Et les machines ? demanda-t-il. On essaya les machines. Elles ne marchaient pas. Le fermier eut un geste désespéré. -C'est donc un enragé que ce sacré sorcier-là !... Qué qu' j'allons faire, à c't' heure ?... Rabalan sanglant ne remuait plus. On le souleva. Il était mort. L'assassin de la rue Montaigne Je le connais. Ne croyez pas que je plaisante, que je veuille vous mystifier. Non. En vérité je le connais. Ce n'est point un ami, et je le regrette. C'est seulement une de ces relations intermittentes et lointaines comme chacun de nous en possède beaucoup à Paris. Il est grand, de jolie tournure ; l'air d'un gentleman. Il n'est plus très jeune ; son front se dégarnit, ses tempes s'éraillent, et quelques rides ont creusé ses joues ; mais il est robuste, de cette robustesse charmante qui se dissimule sous l'élégance d'un corps maigre, souple et nerveux. Son esprit ne manque point d'agrément et ses manières séduisent. Rarement, il m'a été donné de rencontrer une nature plus analytique, plus compliquée, plus subtile que la sienne. Quand il décompose une action, un sentiment humain, il surprend véritablement par la curiosité, par la profondeur, par la perversité de ses investigations psychologiques. Une chose m'inquiète en lui : son regard. Un regard froid et pâle qui vous pénètre par derrière, comme une lame de surin et qui ne supporte pas l'examen prolongé d'un autre regard qui croise le sien. Alors il se dérobe, s'effare, fuit d'un coin à l'autre de la paupière et finit par se cacher, par s'acculer, tremblant, au fond de l'oeil, dans l'ombre des cils. C'est le seul défaut de cet homme impassible, étonnamment maître de lui. Mais ce défaut échappe à bien des gens, et pour se rendre compte de ce que ce regard contient de vie mystérieuse et trouble, il faut être doué de quelque observation. Un jour, chez lui, où j'étais venu par hasard, je le vis qui jouait avec un couteau, et c'est la première fois que j'eus la sensation très nette et poignante que je me trouvais en présence d'un assassin. Il semblait qu'il avait, dans les mains, un archet avec lequel il allait tirer, de cordes invisibles, des musiques délicieuses et violentes. Il était évident aussi que ses doigts éprouvaient, à toucher ce couteau, des titillations monstrueuses, des spasmes, des jouissances horriblement physiques. Perdu dans je ne sais quel rêve de chair et de sang, il le palpait, le maniait, avec d'étranges caresses. J'eus peur. Qu'il se rassure ! Je ne le dénoncerai pas. Et le dénoncerais-je qu'il n'aurait rien à craindre de ma dénonciation, car je n'ai contre lui que des certitudes intuitives, que des preuves intellectuelles. Les magistrats me riraient au nez, ou bien ils se fâcheraient. Et Dieu me garde de fâcher un magistrat ! J'aimerais mieux agacer un lion dans son antre, taquiner un tigre à l'affût, parmi les hautes herbes, au bord d'une source. D'ailleurs parviendrais-je à semer un doute dans l'âme obscure et stérile d'un juge, que lui, l'assassin, se présenterait souriant, invincible, et qu'en trois minutes, il aurait persuadé le juge que c'est vous, moi, n'importe qui, le coupable, et qu'il nous ferait condamner à mort !... Ah ! Je le connais ! Cet homme m'a souvent hanté à cause de ce regard, de ce couteau, et aussi à cause du problème de sa vie. De quoi vivait-il ?... Sans métier, sans ressources connues, il dépensait pas mal d'argent. Joueur ? Non, il n'entrait jamais dans un tripot. On parlait vaguement d'un parent, riche, qui l'aimait, était généreux avec lui. Mais en réalité, on ne savait pas... Je le surveillai clandestinement, et j'appris ainsi qu'il avait les plus bizarres manies du monde. Il connaissait toutes les filles, celles qui vivent dans les hôtels garnis, aussi bien que celles qui habitent les appartements luxueux des quartiers riches. Il allait chez elles, les interrogeait sur leur manière de vivre, sur les hommes qu'elles recevaient, sur ce qu'elles gagnaient, sur les parents qui leur restaient. Bien souvent on le jetait à la porte, on l'appelait mouchard, mais il revenait, s'obstinait, s'acharnait. On s'habituait à lui. Après quelques visites, il avait conquis la confiance. Il se faisait lire des lettres, appelait les plus intimes confidences, donnait des conseils, s'offrait comme intermédiaire dans des affaires difficiles et délicates. Puis un beau jour, l'une de ces malheureuses était trouvée assassinée et violée ! Et il y avait toujours des combinaisons admirables pour mettre la police sur de fausses pistes. Un jour, à la suite d'un de ces drames mystérieux, je lui demandai : -Ne la connaissiez-vous point, cette femme ? Il ferma les yeux, se recueillit comme s'il ne voulait rien perdre d'un souvenir qui lui causait de vives joies, et portant sa langue sur ses lèvres, comme fait un chat : -Oui... je l'avais vue quelquefois... La pauvre fille !... C'est affreux ! C'est lui qui assassina Marie Fellerath, Agathe Stein, Marie Aguëtan. Il assassinera d'autres filles encore, cette année et les années qui suivront, d'autres dont j'ignore les noms, et que lui sait, étant un homme méthodique et qui voit de loin ses victimes. Lorsque j'aperçois, couchées dans leurs victorias, ou fouillant l'ombre obscène, au détour de rues nocturnes, quelques-unes de ces mélancoliques créatures, je ne puis m'empêcher de penser à cet homme et de me dire : « Demain, peut-être l'une d'elles sera ruée par lui ! » Ah ! je le connais ! Tandis qu'on cherche dans tous les ridecks belges un assassin innocent et chimérique, lui se promène tranquillement sur nos boulevards et dans nos rues. Chaque jour, il coudoie des juges, des présidents de cours d'assises, des hauts personnages de la police avec lesquels il s'entretient de choses amusantes et parisiennes. Je l'ai rencontré hier. Il marchait très vite, fouettait l'air de sa canne, chantonnait et fumait un gros cigare. Il avait l'affectueuse et sympathique apparence de quelqu'un qui vient de bien déjeuner. -Ah ! c'est vous, cher ami ! me dit-il, tout joyeux... Comme il y a longtemps ! Et que devenez-vous ? Il me prit le bras, et nous voici arpentant de compagnie le large du trottoir. Naturellement, sa première question fut pour le crime de la rue Montaigne. Il me demande : -Que pensez-vous de cela ?... N'est-ce pas effrayant ? -Effrayant ! répondis-je. -Et vous savez qu'on n'arrêtera personne ! -Personne. -Croyez-vous beaucoup à ce Geissler ? -Pas du tout ! -C'est singulier !... ni moi non plus. Ces manchettes, cette ceinture, avec le nom écrit dessus, pourquoi pas l'adresse tout de suite, me paraissent bien suspectes... Pour moi... Il appuya sur ces mots avec persistance. -Pour moi, ces objets ont été mis là exprès afin de dérouter les recherches... Admettons, et notez que je ne l'admets pas, admettons que l'assassin ait pu égarer sa ceinture, puisqu'on l'a, dit-on, retrouvée sous un meuble !... Mais ces manchettes près du cadavre !... ces manchettes me semblent cousues de fil rouge... C'est l'enfance de l'art, ces manchettes... Et dire que cela prend toujours ! Il riait, et dans son rire, il y avait une ironie qui me fit mal. Alors je m'arrêtai. Et le regardant bien en face, les yeux dans les yeux, je lui criai : -L'assassin, je le connais... C'est vous ! Il ne se troubla point. Son visage demeura impassible. Seul son regard s'agita, et entre ses paupières rapprochées, par l'étroite et noire fissure des cils aussitôt rejoints, j'aperçus une lueur rapide comme un éclair, une lueur de haine effroyable. Sa bouche souriait. Il me prit le bras de nouveau, et d'un ton très dégagé : -Êtes-vous drôle ! me dit-il... Ah ! cher ami, c'est très drôle. Et avec une exquise brusquerie de transition, comme en ont les femmes, il me parla de Mlle Cerny, qu'il trouvait ravissante. -Ravissante, mon cher, ravissante. Il m'exprima ensuite son opinion sur la critique du lendemain, et celle du lundi. -Que nous sommes donc badauds ? Et qu'est-ce que cela peut bien nous faire !... Un jour, ou bien un autre jour, ce sera toujours la critique, n'est-ce pas ! Il me quitta dans les Champs-Élysées. -Il faut que je monte un instant chez la petite D... Je ne me pus m'empêcher de le retenir, de m'accrocher à lui. -Comment !... elle aussi ? balbutiai-je... Voyons !... vous ne ferez pas cela ! Il me regarda d'un air étonné, comme s'il ne comprenait pas. Puis, tout à coup, il partit d'un grand éclat de rire. -Ah ! oui !... parfaitement... Elle est très drôle, cher ami !... Le petit gardeur de vaches Messieurs les jurés, Durant les longs mois de ma pénible détention dans la prison de C..., j'ai acquis la certitude que les juges d'instruction, les procureurs de la République, et, en général, tous les magistrats qui ont sur les hommes charge de vie et charge de mort, se font une effroyable et très fausse idée des actions humaines. Leur intelligence du crime ne va pas au-delà de certains faits classiques, de certaines conceptions arbitraires auxquelles ils rattachent, avec un odieux et mécanique entêtement, tous les crimes qu'ils ont mission d'élucider et de punir. Dans les crimes que j'appellerai philosophiques, ils ne tiennent compte de rien, ni de la sensibilité particulière à chaque individu, ni des raisons morales, naturelles, éternelles, supérieures, par leur immuabilité, aux lois - à la Loi, si vous aimez mieux, capricieuse et vaine, qui change avec le temps, avec les gouvernements, avec les majorités parlementaires, avec le diable sait quoi ! Les magistrats sont bornés, ignorants, routiniers, essentiellement romantiques et féroces, par indifférence, quand ils ne le sont pas par tempérament. Ils sont magistrats, enfin. D'ailleurs, je ne puis admettre qu'un homme ait osé se dire, à un moment quelconque de sa vie : « Je serai juge ! » Cela m'épouvante. Ou cet homme a conscience de la responsabilité effrayante qu'il assume, et, dans ce cas, c'est un monstre ; ou il n'en a pas conscience, et dans ce cas, c'est un imbécile. Imbéciles et monstres, voilà par qui nous sommes jugés, depuis qu'il existe des tribunaux ! Et voyez si je me trompe. J'ai tué un petit gardeur de vaches dans les circonstances claires, évidentes, forcées, que je vais vous raconter. Car méconnaissant le droit des juges, et dédaignant la protection rapetissante des avocats, encore faut-il que je vous construise des faits qui m'amènent devant votre justice. J'ai tué ce petit gardeur de vaches, parce que cela était juste, parce que cela était nécessaire. Or le juge, à qui était confiée l'instruction de mon procès, voulait absolument que j'eusse tué le petit gardeur de vaches pour le voler. Par quelle suite de raisonnements bizarres, par quelles saugrenues déductions cette idée avait-elle pénétré le cerveau de ce juge ? Je l'ignore. En vain, je lui expliquai l'absurdité de cette supposition ; en vain je lui représentai que j'étais riche de soixante mille francs de rente, que le petit gardeur de vaches ne possédait vraisemblablement que les pauvres guenilles qu'il portait sur son dos, quand je le tuai. Il insista, s'entêta, et cela dura deux mois. Il me faisait venir à son cabinet, entre deux gendarmes, ou bien lui-même me visitait dans ma cellule. Et chaque fois il me disait, en arrondissant la bouche : -Avouez que vous l'avez tué pour le voler ? Je répondais agacé : -Voler quoi ?... Mais quoi ? quoi ?... quoi ? Alors il me regardait, presque suppliant : -Avouez !... Il y va de votre tête... Pourquoi n'avouez-vous pas ? La cour vous tiendra compte de votre franchise. Avouez donc ! Je répliquais : -C'est de la folie, de la folie, de la folie !... Comment l'aurais-je volé ? Et qu'aurais-je pu lui voler, je vous le demande ? Enfin, obsédé, énervé, et pour couper court à des visites qui me répugnaient fort, un matin je dis au juge : -Eh bien ! j'avoue... C'était pour le voler, vous entendez, pour le voler... Je pensais, je croyais que le petit gardeur de vaches avait sur lui des bijoux, une montre en or, un portefeuille bourré de billets de banque, des actions de chemins de fer, des... Le juge m'interrompit et poliment il prononça : -Cela suffit... Puis, se tournant vers le greffier qui curait ses oreilles et rongeait ensuite ses ongles avec obstination : -Écrivez, commanda-t-il... J'avoue que c'était pour le voler que j'ai assassiné le petit gardeur de vaches... Le lendemain, les journaux qui, jusque-là, avaient parlé avec colère de mon endurcissement, louèrent, en termes ineffables, le juge de sa merveilleuse sagacité. Messieurs les jurés, je m'adresse à vous qui êtes des âmes simples, à vous qui n'avez pas été élevés dans les couloirs sombres des geôles et dans les louches réduits des palais de justice. Je vous raconterai, sans phrases, naïvement, sincèrement, comment je tuai le petit gardeur de vaches, et vous me jugerez ensuite, selon mes oeuvres et selon votre conscience. Encore un mot. Quelques honnêtes gens, grands défenseurs de l'autorité et de ses symboles, partisans imperturbables des hiérarchies sociales, s'étonneront de voir un magistrat prendre ouvertement parti en faveur de l'être infime qu'était le petit gardeur de vaches, contre un homme riche, jouissant d'une haute position dans le monde, tel que je suis, et ils concluront de cette anomalie à ma triple culpabilité. Je leur dirai seulement que je suis l'auteur d'un livre intitulé : la Réforme judiciaire, dans lequel, au nom de la morale, au nom de la philosophie, au nom de l'humanité, je m'élève contre la puissance monstrueuse, laissée, sans contrôle, sans justice, aux mains indifférentes des juges. On pardonne une infamie aux gens de ma sorte ; on ferme les yeux sur un crime... Mais ça, voyez-vous, ça ?... la guillotine ! Maroquinerie C'était une petite boutique, fort banale d'aspect, et toute neuve, toute luisante, à la montre de laquelle s'étalaient, ingénieusement arrangés, une quantité d'objets bizarres qui sollicitèrent mon attention. Ce qu'il y avait de particulièrement bizarre en ces objets, c'est qu'ils étaient réellement, puissamment bizarres, sans qu'ils eussent la moindre apparence extérieure de bizarrerie. Cette bizarrerie, on la devinait, on la sentait, mais on ne la voyait pas. Elle inquiétait d'autant plus qu'on n'eût pu dire à quel ordre de faits psychiques elle se rattachait, quelle coïncidence spirituelle existait entre ces objets, d'un commerce journalier et courant, semblait-il, et la sensation très intense d'une indéfinissable horreur, que leur rapide inspection faisait naître dans les âmes. Ces objets, la plupart de cuir ouvragé, ressemblaient, tous, à ces affreux bibelots connus sous le nom d'article-Paris ; ils en avaient la forme laide et sans art, la destination vague, l'insupportable clinquant. Cependant, si bourgeois qu'ils fussent, il étaient terribles ; sous leur vulgaire enveloppe, il y avait un grand et pathétique mystère. Mais lequel ? Cela m'intrigua infiniment. Pour les examiner de plus près, je m'écrasai le nez contre la glace de la vitrine qui s'interposait entre eux et moi, et je commençai de les étudier, de les détailler dans leur physionomie morale. Hélas ! je n'ai jamais eu l'impassibilité qu'il faut à un moderne savant, et mes nerfs ont vite pris le dessus sur ma volonté... Bientôt j'eus peur, si peur que je reculai sur le trottoir, secoué, en toutes mes moelles, par un frisson. Était-ce un effet de mon imagination encore troublée par une maladie cérébrale récente, ou bien une de ces hallucinations auxquelles je suis sujet quelquefois ? je ne le crois pas, en vérité. Il me parut que ces objets remuaient, vivaient, grouillaient comme des larves ; non, pas comme des larves, comme les tronçons d'un corps, morcelé à coup de hache, qui cherchent à se rapprocher, à se rejoindre, à se recoller l'un à l'autre ; et dans cet effort volontaire à se reconstituer, dans cette aspiration consciente à se réunir en un seul corps, je vis ces multiples objets dessiner, en leurs spasmes, de vagues ébauches de figures humaines. Pendant quelques minutes, je restai sur le trottoir, sans bouger, et pour ainsi dire, pétrifié par la terreur. Pourtant, des gens allaient et venaient devant la boutique, la regardaient distraitement, avec indifférence, et tous passaient sans manifester le moindre sentiment d'effroi. Un coupé s'arrêta à deux pas de l'endroit où je m'étais subitement immobilisé ; deux jeunes femmes, jolies, élégantes, en descendirent, pénétrèrent dans la boutique, en ressortirent cinq minutes après, rieuses et légères, avec, chacune, de petits paquets à la main. Je compris que j'avais été le jouet d'une erreur de mes sens, et je revins près de la vitrine, assez disposé à me rassurer, quand nettement, distinctement, j'aperçus un porte-cartes, en cuir rougeâtre, s'ouvrir de lui-même, bailler ainsi qu'une bouche, faire des efforts pour articuler des sons. -Oh ! oh !... criai-je... Qu'est-ce cela ? Et, une sueur froide au front, je faillis tomber à la renverse. J'eus alors l'idée, malgré mon émoi, de regarder l'enseigne de la boutique. Sur une plaque de marbre noir, était gravé, en lettres d'or, de caractère elzévirien, ce mot unique Maroquinerie. * * * Pendant que j'avais les yeux en l'air, occupé à découvrir une inscription, un signe révélateur, un homme apparut sur le seuil de la boutique, me sourit, et me dit d'une voix douce : -Entrez donc, monsieur. Chose inconcevable ! sans avoir jamais vu cet homme, je le reconnus aussitôt. C'était M. Taylor. Celui-ci réitéra son invitation gracieuse, avec des mots si engageants, des gestes si cordiaux, que je surmontai mes appréhensions. Résolument, je franchis ce seuil étrange. -Veuillez vous asseoir, monsieur, fit M. Taylor en m'avançant un siège. L'ancien chef de la Sûreté alla s'asseoir derrière un comptoir encombré des mêmes objets que j'avais déjà remarqués à la devanture. Et croisant ses mains sur une pile de porte-cartes qu'il tapotait gracieusement, il me regarda avec affabilité : -Je vous ai vu, tout à l'heure, si intrigué, me dit-il au bout d'un instant, que j'ai cru... Je me suis permis... Enfin, ai-je été indiscret ?... Vous ai-je désobligé ? -Nullement, mon cher monsieur Taylor, répondis-je... Je suis en effet curieux de ces choses. Je m'enhardissais. D'un coup d'oeil circulaire j'embrassai toute la boutique et je demandai ; -Alors tout ça... c'est... ? M. Taylor inclina la tête affirmativement : -Oui ! fit-il... Tout ça c'est... ! Je le remerciai de sa délicatesse à ne pas prononcer des mots terribles que moi-même, j'avais visiblement évité de prononcer. Il y eut un silence. M. Taylor, le premier, reprit la parole. -Il y a, monsieur, des nécessités souvent cruelles dans la vie... Forcé de donner ma démission, il fallait bien que je vive pourtant... Alors j'ai monté ce magasin, avec ma petite collection, et celle de mon associé Goron, comme fonds principal... Mais ces petites collections ne suffisent plus... Je m'agrandis, je m'agrandis beaucoup... -Vous n'employez pas que la peau des suppliciés ? -Je le devrais ! murmura tristement M. Taylor... Mais comment faire ?.. La production, en France, n'est pas énorme... On peut même dire, grâce à M. Grévy, qu'elle est très faible... Il soupira profondément. -Il nous faudrait une monarchie !... Dans l'état politique actuel, je suis obligé d'avoir recours à l'étranger, ce qui est fâcheux... N'importe, monsieur. Je me suis mis en relations avec les bourreaux de tous les pays, avec quelques souverains absolus, aussi, comme celui de Dahomey, par exemple, qui m'envoie tous ses... tous ses cuirs, régulièrement. -Et c'est solide, tout de même ? -Mon Dieu ! il y en a de toutes les qualités... Il y a du bon, il y a du mauvais... C'est comme en toutes choses, n'est-ce pas ? -Et M. Goron ? demandai-je. -Goron ?... il travaille au laboratoire... Il est très fort, Goron, vous savez !... Je lui dois bien des progrès dans la partie !... D'abord, nous ne nous servions que de la peau... Maintenant nous nous servons de tout, des os, des cartilages, du sang, des cheveux, de la gélatine des pieds, des ongles... C'est étonnant comme avec les moindres déchets d'un homme on peut fabriquer de charmants bibelots... Ainsi Goron étudie, en ce moment, un nouveau manche de parapluie, appelé à faire sensation cet hiver... C'est un tibia aminci, façonné au tour, ajouré au ciseau, avec un oeil serti dans la pomme... Le difficile est de parvenir à bien dessécher l'oeil, à le rendre dur comme de l'agate, sans lui enlever l'éclat de sa prunelle... Nous voulons même arriver à ce que l'oeil semble pleurer... -Vous exposerez en 18891 ? -Sans doute ! C'est notre intention... Mais il nous faudrait un clou, d'ici là... Pranzini2 sera usé... M. Taylor devint rêveur. Il mit ses mains dans ses poches, se balança sur sa chaise et regarda au plafond. 1 Année de l'Exposition universelle. 2 Pranzini, condamné à mort, exécuté en 1887. -Il nous faudrait un assassin extraordinaire !... poursuivit-il. J'en connais bien, parbleu ! qui feraient joliment notre affaire... Mais voilà !... le tout est de les pincer !... Si seulement nous avions une victime de grande marque, une femme du monde !... Je ne pus m'empêcher de m'écrier : -Comment ! une victime !... vous employez aussi les victimes ? -Quelquefois ! répondit M. Taylor, doucement... mais c'est rare... Il faut des occasions, des circonstances. Tenez, j'ai là un porte-allumettes fabriqué avec un morceau de la cuisse de Marie Regnault... Ce qu'on me le demande !... Mais je le garde comme type !... comme modèle !... Oh ! quel cuir ! quel grain ! -Enfin, êtes-vous content ?... Cela marche-t-il ? -Ça marche !... ça marche !... Nous ne sommes qu'au début... mais ça marche... J'ai déjà la clientèle de la magistrature et de la galanterie. M. Taylor avait, près de lui, à sa droite, une sorte de corbeille, pleine de poudre rouge, dont il prenait des poignées, de temps en temps, qu'il faisait ensuite ruisseler de haut, entre ses doigts, avec délicatesse. -Qu'est-ce cela ? demandai-je. -Cela est de la poudre pour le papier à lettre... Nous la faisons avec du sang séché, pilé, tourné... Il s'interrompit brusquement et cria : -Oh ! les maladroits !... Ils ont laissé du son ! Puis, fouillant la poudre, il en retira quelques petites saletés, qu'il jetait sur le parquet d'un air mécontent ; quand il eut fini ce travail, il conclut : -Il faudrait toujours être sur le dos des ouvriers ! * * * J'avais terminé mon inspection de la boutique et de ses mille objets, et je me disposais à me retirer. -Ce n'est pas tout, me dit confidentiellement M. Taylor... Vous pensez bien que je ne veux pas en rester là... Je rêve de révolutionner l'industrie moderne. J'ai des projets, de grands projets, de gigantesques projets... Tenez, attendez-moi une seconde... M. Taylor disparut par la porte du fond et revint bientôt, un violon à la main. Il me pria de l'examiner... -Qu'est-ce cela ; je vous prie ? me demanda-t-il. -C'est un violon, répondis-je. M. Taylor haussa les épaules. -Mais ça... ça ?... Et il tapait, à petits coups secs, sur la boîte. -Je ne sais pas, fis-je humblement. -Ça..., c'est le crâne d'Abadie !... Et ça !... Et il pinçait les cordes qui résonnaient mélodieusement. -Ça..., ce sont les boyaux de Marchandon !... On dirait de la voix humaine... Écoutez !... M. Taylor, rejetant alors ses cheveux en arrière, les yeux enthousiastes, le corps frémissant, posa son archet sur le violon... Et j'entendis une divine musique. M. Taylor jouait sur le crâne d'Abadie et les boyaux de Marchandon, l'air céleste du Cygne, de Lohengrin... Et pendant que M. Taylor jouait, je vis s'effacer, s'évanouir les choses autour de moi... Et je me réveillai.


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